chronique du 22 octobre 2004
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« L'injustice est le principe même de la marche de cet univers. » Ernest Renan dans Dialogue et fragments philosophiques Caïn et Abel Les actes violents qui font la une de nos quotidiens depuis quelques mois m'interpellent tout particulièrement. Il me semble qu'une espèce de climat de violence s'est installé sur la planète. Il y a la violence de la guerre, bien sûr, en Irak, au Liberia, mais aussi en Palestine et au Pays Basque. Il y a cette série de meurtres à l'arme blanche, en Suisse et même tout près de chez nous, dans le canton de Fribourg. Mais il y a aussi ce que j'appellerai la « violence du hasard » : tous ces accidents où des personnes sont tuées ou grièvement blessées parce qu'elles se trouvaient au mauvais endroit, au mauvais moment. Pourquoi elle? Pourquoi lui? Il semble n'y avoir pour réponse que l'ironie du hasard. Plus incompréhensible encore, la violence des événements : violence de la sécheresse, des inondations, de la foudre, des tremblements de terre. Pourquoi ne pleut-il pas? Pourquoi les paysans voient-ils leurs cultures sécher sur pied, alors que leur vie n'est déjà pas si facile? Pourquoi de pauvres gens qui comptaient sur leur potager pour assurer leur quotidien, doivent-ils se trouver encore plus démunis? Cette violence de la nature nous renvoie aussi, de façon plus large, au reste du monde où des populations entières sont disséminées, déracinées par une sécheresse, une invasion de sauterelles ou encore le désert qui avance. Lancinante question de la violence. Elle ne date pas d'aujourd'hui. De tout les temps les hommes ont cherché à y répondre de façon plus ou moins convaincante. Ce n'est donc pas étonnant de retrouver une histoire de meurtre dès les premiers chapitres de la Bible. Le récit biblique de Caïn et Abel que nous avons entendu tout à l'heure, inscrit la violence, le meurtre, au commencement de l'humanité. Je vous rappelle que le livre de la Genèse n'est pas une narration qui se veut historiquement véridique de la naissance de notre monde (ce n'est pas comme ça que ça c'est passé), ce n'est pas son but. Les récits qui la compose parlent, expliquent (voire règlent) plutôt les relations des hommes avec Dieu, le Dieu d'Israël. Dans ce sens, l'épisode de Caïn et Abel n'est pas une simple « histoire de famille », mais un mythe qui cherche à expliquer l'origine de la violence et sa gestion. Ce texte de la Genèse n'est pas simple. Certains mots paraissent déplacés, mal traduits et certaines réactions semblent un peu « à côté de la plaque ». C'est pourquoi nous allons le reprendre petit bout par petit bout pour voir où il peut nous mener. Dès le premier verset, l'exclamation d'Ève nous étonne : « J'ai procréé un homme avec le Seigneur. » C'est comme si Ève avait voulu donner à Caïn une double origine : par son père Adam, il est fils du sol (adamah, en hébreux) et il est d'origine divine par l'affirmation de sa mère. Nous verrons qu'après son meurtre, Caïn sera séparé à la fois de Dieu et du sol. Abel, son frère, a quant à lui un nom particulièrement étrange, puisqu'il signifie « buée », « petit vent » ou encore « vanité » (le même mot que le leitmotiv de l'Ecclésiaste : vanité des vanités, tout est vanité.). Qui aurait idée de prénommer ainsi son fils?. Dans le prénom d'Abel apparaît déjà toute l'expérience de la fragilité humaine. Comme s'il n'était pas destiné à vivre. Ces deux frères vont devenir rivaux le jour où l'un des deux fera l'expérience de l'inégalité. Dieu reconnaît en effet le sacrifice d'Abel, et pas celui de Caïn. Comment les frères se sont-ils rendus compte de cette réaction divine? Le texte ne le dit pas. On ne sait même pas si Abel s'en est aperçu. Comme souvent, celui qui subit l'inégalité y est plus sensible que l'autre. Le texte reste aussi silencieux sur ce qui a motivé le choix partial de Dieu. On a souvent cherché à noircir Caïn, en postulant par exemple que Caïn aurait offert un sacrifice de moindre qualité, ou encore que Dieu aurait privilégié Abel parce qu'Ève n'aurait eu d'yeux que pour Caïn. Le narrateur laisse cependant un blanc qu'il nous faut accepter et nous rendre à l'évidence : il n'y a pas de raison logique à la préférence divine. Cette préférence trouve son seul fondement dans l'arbitraire divin qui est soulignée dans le livre de l'Exode (chap. 33, ver. 19) : « J'accorde ma bienveillance à qui je l'accorde, je fais miséricorde à qui je fais miséricorde ». Derrière cet arbitraire divin se cache une expérience humaine quotidienne : la vie n'est pas juste, elle est toujours imprévisible et elle est faite d'inégalités qui ne sont pas toujours logiques et explicables. Ce récit ne nous donne aucune réponse quant au pourquoi de cette injustice : elle est. et nous devons vivre avec. Même si cela nous révolte. Caïn fait l'expérience de l'inégalité et il réagit de manière forte : la colère bouillonne en lui. Pourtant, si Dieu s'est détourné de son sacrifice, il ne le rejette pas pour autant. Il lui parle, il l'exhorte à ne pas se soumettre au péché. Le terme « péché » apparaît pour la toute première fois dans la Bible ! C'est significatif ! Le « péché originel » n'est pas celui de l'histoire d'Adam et Ève, à savoir la transgression de l'interdit divin. Le premier péché, c'est de laisser libre cours à la violence !!! Dieu en appelle à la responsabilité de Caïn, l'encourageant à ne pas s'abandonner à la violence, mais Caïn n'arrive pas à gérer cette colère qui monte en lui. Il essaye pourtant de parler à son frère. Le texte ne nous transmet pas ce qu'ils se disent, mais quoiqu'il en soit, puisque le meurtre a lieu juste après, nous pouvons en conclure que la communication n'a pas passé. Le meurtre est donc lié à l'incapacité des deux protagonistes à communiquer. Dieu est immédiatement présent pour questionner et sanctionner (s'est-il d'ailleurs jamais éloigné?) La réponse de Caïn : « suis-je le gardien de mon frère? » peut sembler ironique. Mais qui aurait envie de se montrer ironique dans un moment pareil? Je vois plutôt dans cette réponse tout le désarroi de Caïn : il vient de réaliser la portée de son geste et reste stupéfait, choqué (comme la plupart des meurtriers qui ne préméditent par leur geste). Il ne sait pas comment affronter l'irruption de la violence, que ce soit dans sa vie ou dans la civilisation (souvenez-vous c'est le premier meurtre). Il est alors menacé de perdre tous ses repères : la terre le renie, il devient dès lors vagabond. Son geste l'a aussi coupé de sa relation avec Dieu (« Si tu me chasses aujourd'hui de l'étendue de ce sol, je serai caché à ta face.). Rappelons que le terme « péché » signifie « rupture de relation ». Ce n'est pas l'acte qui est montré du doigt, mais le fait que cet acte isole celui qui le commet, qu'il le coupe de sa relation avec Dieu et avec les hommes. C'est bien cela qui mène à la mort. Quand il découvre les conséquences de son geste, Caïn a peur. Il découvre aussi qu'il vient de mettre en route la spirale de la violence (« quiconque me trouvera me tuera »). Il crie alors vers Dieu : « ma faute est trop lourde à porter ». Et Dieu décide de protéger Caïn par un signe. Le narrateur insiste ainsi sur le fait que, pour Dieu, la vie humaine, même celle d'un meurtrier, est sacrée. Aucun être humain n'a le droit de prendre la vie d'un autre, fut-il mauvais. Dieu offre, par sa décision, les conditions d'un avenir en dépit du meurtre. Il permet à Caïn de s'installer au pays de Nod (Nod étant un pays imaginaire dont le nom est construit à partir d'un jeu de mot en hébreu sur le verbe « errer »). Ce pays est situé à l'est d'Éden, l'Est étant le symbole de l'espérance, là où le soleil se lève, l'espoir d'un jour nouveau. La suite du récit de Genèse 4 nous apprend que l'installation de Caïn va permettre la naissance de la civilisation. Sept générations descendront de lui, un chiffre symbolique pour dire un peuple. Parmi ses descendants, il y aura des éleveurs, des artisans qui forgeront le serpent d'airain salutaire dans le désert, des musiciens. Ainsi la violence n'empêchera pas le progrès, la civilisation. Peut-être faut-il aller plus loin et se demander si une civilisation sans violence est possible... La violence n'a pas empêché la vie, même si celle-ci demeure fragile et menacée. Le récit de Caïn et Abel nous présente donc une réflexion sur la violence comme faisant partie de la condition humaine. Selon l'auteur de ce texte, cette violence naît du fait que l'homme ne supporte pas la différence, l'inégalité. Dieu néanmoins n'est pas étranger à cette violence, puisqu'il confronte l'homme à l'expérience de l'inégalité. La violence, comme la liberté et la responsabilité, font partie de la situation de l'être humain. Mais Dieu veut également que l'homme apprenne à gérer la violence en s'opposant à son escalade. La gestion de la violence implique que nous reconnaissions notre propre violence et que nous ne fermions pas les yeux sur celle qui nous entoure et nous laisse souvent démunis. Affronter la violence, c'est accepter d'y être mêlé. Pour illustrer cela, je prendrai l'exemple du vol en montgolfière. Une montgolfière, ça ne se dirige pas. Le ballon est tributaire des courants, du vent qui souffle. Le pilote ne peut que choisir de monter, en chauffant l'air à l'intérieur du ballon, ou de descendre, en le laissant se refroidir. C'est d'ailleurs cela qui fait son charme. Le pilote de la montgolfière n'est donc pas responsable du vent qui souffle, bien sûr. Mais il est en revanche toujours responsable de ses choix en fonction du vent. C'est lui qui prend la décision de monter ou de descendre, de poursuivre le vol ou d'atterrir. Nous ne sommes pas responsable du vent qui souffle. Nous ne sommes pas responsable du fait que la violence est en nous. Nous pouvons déculpabiliser ! Mais nous sommes responsables de nos actes face à ce vent, cette violence. Et ce qui est faute, ce qui est péché, c'est lorsque cette violence, en s'exprimant, nous coupe de Dieu ou des hommes. Il nous faut donc apprendre à la gérer. Oui, mais. comment? L'histoire et l'actualité nous livrent plusieurs tentatives pour gérer cette violence. La première est de la condamner irrévocablement. Qui de nous n'a pas entendu une fois ou l'autre ces petites phrases : « la colère est un péché ! « , « Attention ! Dieu te voit! ». Cette façon de faire nie la violence, l'agressivité qui est en nous. Alors que peut-on faire? Tout garder à l'intérieur de nous? Combien de maladies, de cancers et de suicide ont pour origine cette violence retournée contre soi-même? Ou bien exploser quand même et se retrouver en faute? Une deuxième façon de faire est de l'instrumentaliser : comme nous ne pouvons pas la supprimer, la violence est dirigée contre les gens qui ne pensent ou ne vivent pas comme nous. C'est l'origine du racisme, du fanatisme et des guerres de religions. Une troisième tentative consiste à accepter l'expression de la violence, mais de la détourner sur un objet symbolique . qui peut parfois s'avérer être une personne !!! C'est le fameux bouc émissaire. Ce terme a d'ailleurs pour origine un rituel juif, lors duquel on chassait un bouc dans le désert après l'avoir chargé symboliquement des fautes des humains. Puisqu'il faut un fautif, ce sera lui, elle, ou le rababoud. Maîtriser la violence par la raison est la quatrième façon de procéder. La raison, instruite par Dieu va contenir l'être et maîtriser la violence qui est en lui. La violence est donc reconnue et admise, mais hiérarchisée, dominée. Apprenons donc à nous maîtriser en toute circonstance, restons zen. et pratiquons la boxe ! Il existe aussi une cinquième façon de faire. C'est celle que le Christ nous propose : métamorphoser, transformer les manifestations de violence pour les mettre au service de l'amour. C'est ce qu'on appelle la non-violence, le concept que Gandhi et Martin Luther King ont utilisé dans leurs luttes politiques. La non-violence n'est pas pacifique, elle n'est pas « ne rien faire » : Jésus ne s'est jamais tu devant l'injustice. Il n'a jamais non plus refusé d'entrer dans l'action de peur de toucher à la violence. Certaines de ses paroles ou de ses actes ne sont d'ailleurs pas tendres ! Mais ils laissent toujours une issue à la relation et à la communication, et c'est cela qui fait toute la différence. Rappelez- vous : le péché est la rupture de la relation. Un acte ne peut être qualifié de non-violent que lorsqu'il garde la porte ouverte à la relation et au dialogue. Jésus nous invite à le suivre dans cette voie. Il nous invite à nous lancer dans l'action ! Il nous invite à gérer la violence, la nôtre et celle qui touche nos frères et soeurs, non pas en la niant, la cachant, en l'opprimant ou en la détournant sur quelque chose ou quelqu'un, mais en la métamorphosant, en la transformant en énergie positive, en utilisant notre imagination pour changer des situations de violence en situations de dialogue et de relation. Ainsi seulement deviendrons-nous sel et lumière de la terre, comme il est dit dans l'Évangile de Matthieu. La violence fait partie de la condition humaine. Nous n'y pouvons rien. Par contre, nous sommes responsables, chacun et chacune, de nos actes par rapport à cette violence. Le Christ nous montre l'exemple, Il nous invite à le suivre, nous exhorte à devenir exemple à notre tour et nous assure de son pardon lorsque nous échouons. Alors, allons ! Notre monde a bien besoin de sel et de lumière ! Natalie Henchoz, diacre
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