Icône écrite des mains de l’auteur (images © Luc Castonguay)
5. L’icône du Mandylion
Luc Castonguay | 26 juin 2023
Les Églises chrétiennes, dans leurs différentes traditions, conservent plusieurs reliques et/ou images acheiropoïètes (non faites de main d’homme) : notons entre autres le saint Suaire de Turin, Le Mandylion d’Edesse (sujet de cet article) et le voile de sainte Véronique qui présente par sa légende un parallélisme évident avec Le Mandylion comme nous le verrons. D’ailleurs, quoique différentes, leurs histoires se croisent, s’entrecroisent et se décroisent souvent à travers le temps et les diverses traditions des Églises chrétiennes.
Notons au départ que, comme plusieurs autres icônes, Le Mandylion a plus qu’une appellation. La plus usuelle est certainement « Non fait de main d’homme » mais il est aussi connu sous les noms de La Sainte face, La Véronique, la Sainte tuile, le Sauveur sur le petit carreau, le Sauveur sur le voile, le Rédempteur à la barbe mouillée, le Sauveur des âmes [1]. Ces appellations sont établies par la Tradition iconographique. Elles sont habituellement inscrites dans les parties supérieures de l’icône. Notons que l’appellation La Véronique est plus souvent utilisée en Occident pour désigner l’image du voile de Véronique tandis qu’en Orient on utilise largement l’appellation Le Mandylion pour l’image (eikôn) représentant ce visage du Christ non fait de main d’homme. Les deux représentations sont différentes et ne doivent pas être confondues même si leurs légendes se ressemblent. L’une représente Jésus souffrant, saignant durant sa passion. L’autre nous montre un visage non pas triste mais sérieux ou impassible, à l’écoute de l’orant qui le regarde et qu’Il regarde. Il va sans dire qu’il existe une multitude de variations et de reproductions de ces images selon l’époque et le milieu de production, mais l’essentiel des modèles restent conforme aux originaux.
Théologie
Par l’incarnation de son fils, Dieu s’est découvert : « Qui m’a vu a vu le Père. » (Jean 14,8) À travers les époques et les courants artistiques, les traditions chrétiennes ont tenté de reproduire ce Visage. La représentation spécifique qui est l’objet de notre article, Le Mandylion, est reconnue à partir du VIe siècle comme le modèle du visage de Jésus dans la tradition iconographique byzantine. Cette icône non faite de main d’homme exprime le fondement dogmatique de l’iconographie et elle est le point de départ de toute l’imagerie chrétienne. Jean Damascène, Père chrétien d’Orient et Docteur de l’Église, saint pour l’Église orthodoxe et l’Église catholique, dit que puisque l’Invisible est devenu visible en prenant chair, on peut dès lors exécuter l’image de celui qu’on a vu. Le Mandylion représente le visage du Christ et témoigne du mystère de son incarnation qui est la clef de la compréhension de la théologie de l’icône. Mgr Robert Coffy a écrit : « Le visage est mystère. C’est par lui que les cœurs se reconnaissent et communient [2]. » Et le mystère des icônes est qu’elles mènent par la méditation à une rencontre de paroles et d’écoute, un face à face spirituel.
Invariablement représenté de face avec de grands yeux, Il fixe le regardeur. « Ce visage du Christ en qui l’Église depuis quinze siècles reconnaît le Visage de Jésus de Nazareth, ce visage qui est devenu progressivement le seul visage vénéré par toute la chrétienté nous permet d’accéder au mystère de Dieu lui-même, pour présomptueuse que paraisse cette affirmation [3]. » L’icône a une dimension infinie, elle ouvre une fenêtre sur l’invisible.
Histoire
La première icône du Jésus est donc apparue pendant sa vie sur terre. En effet, la Sainte face est miraculeuse par la réalisation de son archéotype, car sa légende raconte qu’elle ne fut pas faite de main d’homme mais par le Christ lui-même.
Nous étudierons ici deux légendes apparentées à cette image ; plus longuement celle du mandylion d’Edesse qui fait partie de la tradition de l’Église orthodoxe et plus brièvement celle du voile de Véronique qui appartient à la tradition de l’Église catholique. Il faut noter que les Églises gardent les traditions qui, par leur contenu même exprimé sous une forme légendaire, servent à manifester et à affirmer les vérités dogmatiques de l’économie divine.
L’Église orthodoxe honore, par l’office liturgique du 16 août, la translation de l’icône d’Edesse à Constantinople en 944. Le mot mandylion viendrait du syriaque mindil, qui signifie mouchoir, serviette. Il existe plusieurs variantes de ce récit qui diffèrent par des annotations secondaires, mais le récit dans sa généralité reste le même. Il raconte que le roi Abgar, prince d’un petit royaume situé entre le Tigre et l’Euphrate, avait contracté la lèpre. Il envoya auprès de Jésus son serviteur Hannan lui demandant de venir à Édesse, capitale du pays, pour le guérir. Le Christ ne pouvant se déplacer « demanda de l’eau, essuya son visage avec un linge et sur ce linge ses traits restèrent fixés. Il remit le linge à Hannan [pour le porter au roi Abgar. L’histoire raconte que la guérison ne fut que partielle et…] Après la Pentecôte, ce fut l’apôtre saint Thaddée, un des 70, qui vint à Edesse, acheva la guérison du roi et le convertit [4]. » On dit que ce royaume fut le premier État à devenir chrétien vers la fin du IIe ou le début du IIIe siècle. La plus ancienne mention non contestée de l’icône date du VIe siècle et les traces de l’icône faite par Dieu, theoteuktos eikôn, se perdent après le sac de Constantinople en 1204 [5].
L’Église catholique, pour sa part, vénère l’image du voile de sainte Véronique. Cette légende (qui elle aussi a de multiples versions) n’est racontée dans aucun des évangiles canoniques. Elle ne prendrait prise dans l’histoire qu’à partir du XVe siècle. La tradition présente Véronique comme l’une des femmes disciples qui suivaient Jésus. Sur le chemin de sa passion qui conduisit Jésus au Golgotha, elle lui aurait présenté un linge pour essuyer sa sueur et l’image de sa figure ensanglantée serait restée imprégnée sur le voile. Cette séquence de la passion de Jésus est à la base de nombreuses formes de dévotion et se retrouvait représentée à la VIe station des chemins de croix traditionnels. En 1991, le pape Jean-Paul II a supprimé cinq stations qui évoquaient des évènements relatés dans aucun des évangiles : les trois chutes des stations III, VII et IX, la rencontre avec sa mère (station IV) et celle avec Véronique. Disons pour terminer que Véronique, nom qui signifie vraie icône, bien que non citée comme tel dans les évangiles, a souvent été associée à la femme « souffrant d’hémorragie depuis douze ans » que Jésus avait miraculeusement guérie (Matthieu 9,20-22 ; Marc 5,25-34 ; Luc 8,43-48).
Lecture de l’icône
Selon le père Egon Sendler : « Au lieu d’être d’abord le fruit d’une intuition, l’icône est le fruit d’une tradition : avant même d’être peinte, elle est une œuvre longuement méditée, patiemment élaborée par des générations de peintres. Aussi l’Icône d’un maître est comme sous-tendue par une structure qui la conditionne et dans laquelle chaque élément trouve sa place. »
Habituellement le cadre de l’icône est peint d’une couleur chaude qui symbolise son espace temporel. Le fond, habituellement creusé, est peint d’une couleur froide ou recouvert de feuilles d’or et symbolise l’espace spirituel de l’icône.
Sur cette icône, les cheveux comme la barbe de Jésus sont frisés et séparés de façon symétrique au milieu. Leur couleur est d’un brun assez clair avec des reflets d’ocre clair. Ses yeux grands ouverts sont la fenêtre de l’âme et la porte du cœur. Sa bouche est petite, toujours fermée, ce qui marque le renoncement de toute sensualité. Sa moustache droite et longue rejoint sa barbe mais l’espace sous la lèvre inférieure jusqu’au menton reste nu. Ses oreilles sont à demi cachées par ses cheveux longs, ce qui les protègent des distractions sonores. Sans rire ni sourire, le visage reste impassible, absent de toutes passions [6]. Ces caractéristiques des yeux, des oreilles, de la bouche se retrouvent sur tous les visages écrits selon la tradition iconographique byzantine orthodoxe.
Le voile (mandylion) est blanc et habituellement uni, mais peut aussi être parfois très décoré selon le modèle que l’iconographe a choisi de reproduire. Suspendu par deux nœuds dans ses coins supérieurs, il est dans plusieurs représentations porté par des anges. Ces nœuds qui forment des plis symétriques n’altèrent en rien le visage du Christ. Le bas du voile est ici décoré de deux séries de lignes rouges de différentes largeurs qui rappellent le talit juif.
L’auréole est toujours dorée. « L’or par sa luminosité, par la durée infinie de son éclat qui ne ternit jamais, symbolise le divin [7]. » On y distingue les trois branches de la croix et à l’intérieur de chacune d’elles les trois lettres grecques W Ο Ν qui veulent dire Celui qui est. Les christogrammes IX et XC, de chaque côté du nimbe, sont les premières et dernières lettres grecques des noms Jésus et Christ. Le trait sinueux au-dessus des lettres indique que les mots ont été abrégés. Le Mandylion est bien l’image de la deuxième Personne de la Sainte Trinité qui est vrai Dieu et vrai homme comme ces inscriptions en témoignent ; celui du Dieu de la révélation vétérotestamentaire : Celui qui est et celui de l’Homme : Jésus (Sauveur) Christ (Oint).
Le mot de la fin de cette série d’articles qui portait sur les icônes miraculeuses revient à Michel Quenot, grand spécialiste de la symbolique et de la théologie iconographique. Cette citation décrit assez bien, selon moi, le mystère de la Sainte face et celui opéré par les icônes dites miraculeuses. Il écrit :
Théologie en couleur, image liturgique de l’Église orthodoxe, l’icône est intemporelle parce qu’elle représente l’Intemporel. Transparence, lumière, chaleur, douloureuse joie sont ses attributs. Présence silencieuse dont le hiératisme extérieur cache une dynamique interne, elle est un seuil qu’il revient à chacun de franchir pour que s’établisse la relation à Dieu. Elle est enfin un appel à la conversion par laquelle l’œil du cœur purifié s’ouvre à une vision seconde : c’est le monde transfiguré [8].
Luc Castonguay est iconographe et détenteur d’une maîtrise en théologie de l’Université Laval (Québec).
[1] Alfredo Tradigo, Icônes et saints d’Orient Repères iconographiques, Paris, Hazan, 2005, p. 235.
[2]
Nicolaï Greschny, La sainte Face Vrai Visage de Dieu, Albi, Éd. Du Lion de Juda, 1990, p. 11.
[3] N. Greschny, La sainte Face, p. 83.
[4]
L. Ouspensky, Théologie de l’icône, Paris, Cerf, 1980, p. 27-28.
[5]
Daniel Rousseau, L’icône splendeur de ton visage, Paris, Saint-Paul, 1994, p. 212.
[6]
Michel Quenot, Les clefs de l’icône, Éd. Saint-Augustin, 2009, p. 25-29.
[7]
N. Greschny, La sainte Face, p. 67.
[8]
Michel Quenot, « Introduction à l’icône – La Parole devenue visage », (PagesOrthodoxes.net).