Le Christ au désert. Allessandro Bonvicino, dit Il Moretto da Brescia, c. 1515-20. Huile sur toile, 45,7 x 55,2 cm. MET Museum, New York.
Jésus au désert selon Bonvicino
Sylvain Campeau | 22 février 2021
La majorité des peintres qui ont proposé une traduction picturale du récit de la tentation de Jésus au désert l’ont fait d’après les textes de Matthieu ou Luc. Alessandro Bonvicino semble s’être plutôt inspiré du texte beaucoup plus sobre de Marc. Le tableau dépeint un Jésus pensif dans un lieu désert qui semble escarpé. Il est entouré d’animaux sauvages et on observe des anges dans les coins supérieurs de la toile.
Les textes
Aussitôt l’Esprit poussa Jésus au désert. Pendant quarante jours il y fut mis à l’épreuve par Satan. Il demeurait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient. (Marc 1,12-13)
Le texte de Marc ne décrit pas les épreuves que Jésus subit en présence de l’adversaire et ignore le débat basé sur les Écritures associé à chacune des tentations. Cette tradition parallèle se retrouve plutôt chez les autres évangiles synoptiques (voir les textes de Matthieu 4,1-11 et Luc 4,1-13).
Ce récit de l’épreuve est étroitement lié au précédent (le baptême de Jésus) par un verset qui est de la main de Marc : « Aussitôt l’Esprit poussa Jésus au désert. » (v. 12) Il est suivi ici par Matthieu mais Luc choisit une séquence différente. Le verbe utilisé pour décrire l’action de l’Esprit est le même que celui qu’on retrouve dans les récits d’exorcisme quand Jésus « chasse » les démons. Il traduit une certaine violence ou un empressement : le dénouement de l’épreuve que Jésus va subir est important pour comprendre la suite de l’évangile qui présente souvent le ministère de Jésus comme un combat contre les forces du mal.
La mention des quarante jours rappelle, pour certains commentateurs, le séjour du peuple hébreu au désert (Exode 16,1-4 ; 17,1-7). Mais chez Marc, le désert est le lieu de la rencontre avec Dieu ; à quelques reprises, Jésus se retire dans un endroit désert pour prier (1,35 ; 6,31). On peut aussi y voir le « lieu de la décision » [1]. Dynamisé par le Souffle de Dieu reçu au baptême (1,10), Jésus répond positivement à la mission qui lui est confiée. La suite de la section nous le montre annonçant la Bonne nouvelle et la venue du Règne de Dieu. Il a traversé l’épreuve avec succès.
L’interprétation picturale
Jésus n’est pas debout devant Satan et la scène n’évoque pas l’une des trois tentations qu’on retrouve chez Matthieu ou Luc. Il est représenté assis et son attitude laisse deviner qu’il est en grande réflexion. La couleur de ses vêtements est conforme à l’iconographie traditionnelle : le rouge de sa tunique évoque son humanité et anticipe la fin tragique de sa mission ; le bleu de son manteau pointe vers sa nature divine.
Des angelots sont représentés dans les coins supérieurs. Ceux près de Jésus illustrent bien le texte qui affirment que « les anges le servaient ». Les anges de la gauche semblent être en présence d’un personnage hors cadre. Il est sans doute permis d’y voir une présence discrète du Père et comprendre que le regard de Jésus est dirigé vers Lui.
Bien que le peintre de Brescia ait vécu à l’époque de la haute Renaissance, il s’inspire de la pensée médiévale dans ce tableau. Les animaux sauvages dont il entoure Jésus ne sont pas choisis au hasard. Ils représentent de manière allégorique des vices et des vertus. Par exemple, l’oiseau noir perché sur le rocher est sans doute un corbeau qui représente le malaise, l’indifférence et la malchance dans l’art médiéval [2]. L’oiseau blanc est probablement une colombe, symbole de l’Esprit Saint. Le chardonneret jaune perché sur une branche de l’arbre desséché représente la victoire sur la mort. La présence d’un phénix (dans le coin inférieur) est aussi un rappel de la résurrection. Le cerf représente la pureté en temps de persécution et le lion est une allégorie de la vigilance.
Plusieurs animaux évoquent la présence du mal ou de Satan. Le renard, un animal rusé, est le symbole parfait de Satan : il est toujours à l’affût pour frapper la victime qui manque de vigilance. Le serpent ou la vipère est l’animal que l’on retrouve dans le récit de la chute d’Adam et Ève. Mais c’est un animal mythique qui représente le mieux l’adversaire : le basilic ; il est représenté comme un reptile et souvent décrit au Moyen Âge comme un mélange de coq et de serpent (environ au centre du tableau).
La posture des animaux mérite d’être soulignée. Ils sont tous orientés vers Jésus en se penchant : si pour certains, il s’agit d’un signe de soumission, pour les autres on peut y voir un geste d’adoration. La scène illustre l’ère messianique décrit par le prophète Isaïe où les humains et les bêtes arrivent à se côtoyer de manière pacifique :
« Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira.
La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits auront même gîte. Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage.
Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra ; sur le trou de la vipère, l’enfant étendra la main. » (11,6-8)
Le Christ au désert est une œuvre d’art qui traduit bien le texte laconique de Marc 1,12-13. On y voit les bêtes sauvages, les anges et plusieurs animaux dont quelques-uns qui représentent l’adversaire. Et dans le regard intense du Christ, on sent l’épreuve qu’il traverse et la sérénité de ce moment vécu à l’écart, en présence de Dieu.
Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Sylvain Campeau est responsable de la rédaction.
[1] L’expression vient de Rudolf Schnackenburg, L’évangile selon Marc. Tome 1, Paris, Desclée (Parole et prière), 1973, p. 32.
[2] Cette interprétation allégorique des animaux est proposée par Joynel Fernandes, « Animals, Allegory and Arts: Christ in the Wilderness », consulté le 8 février 2021.