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Bible et culture
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chronique du 11 septembre 2015

 

Quand la femme de Loth fait dérailler le train de l’histoire

Dogma

Lots Frau (La femme de Loth)
Anselm Kiefer, 1989

Sans doute plus que tout autre livre au monde, la Bible a nourri l’imaginaire culturel de l’Occident et inspiré ses artistes, croyants et non-croyants. Anselm Kiefer, un artiste allemand né en 1945, a choisi de faire de son œuvre un « travail de deuil » et un « travail de mémoire ». Selon lui l’art constitue « le seul moyen de donner un sens à ce qui paraît ne plus en avoir, à ce qui peut-être n’en a pas [1] ».

La toile

     La femme de Loth est une œuvre figurative qui représente des rails de chemins de fer s’enfuyant vers un horizon dont la ligne sépare la terre et le ciel en deux parties presque égales : d’une part, un sol boueux, ravagé, avec des flaques d’eau et de l’autre, « un ciel de plomb […] écras[ant] de tout son poids le paysage [2] ». Pour peindre ce paysage de fin du monde, Kiefer a utilisé une palette de couleurs ternes, froides et sombres : des terres, des ocres, des bleus et des blancs sales. Notons que cette peinture s’insère dans une série d’œuvres réalisées entre 1984 et 1989 par l’artiste sur des sujets historiques empruntés à l’Ancien Testament à la suite d’un voyage en Israël.

La femme de Loth

     Le récit biblique où apparaît la « femme de Loth » se trouve en Genèse 19,15-28. Lors de la destruction de Sodome, Loth s’enfuit avec sa femme et ses deux filles. Ils ont reçu l’ordre de ne pas se retourner sous peine de périr. Puis « le Seigneur fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu. Cela venait du ciel et du Seigneur. Il bouleversa ces villes, tout le District, tous les habitants des villes et la végétation du sol. La femme de Loth regarda en arrière et elle devint une colonne de sel. » (Gn 19,24-26)

Un chemin de fer vers Auschwitz

     Qu’ont en commun la femme de Loth du texte biblique et celle d’Anselm Kiefer? Le titre conduit le spectateur à prendre la place de la femme de Loth et à regarder le tableau « devant » lui. À première vue, il ne peut s’empêcher d’évoquer les voies du chemin de fer menant à l’entrée principale d’Auschwitz et la catastrophe de la Shoah.

     Le problème avec cette interprétation, c’est que certes plausible, elle est trop univoque. En fait, Kiefer lui-même nous met en garde contre le danger d’établir une relation trop directe entre le titre de l’une de ses œuvres et sa signification : « [Le titre] n’est pas toujours conforme avec le tableau, volontairement. Je n’aime pas que le titre dirige le spectateur dans une direction précise [3] ». Allant plus loin, il précise : « Je ne peux que rendre mes sentiments, mes pensées et mon intention dans mes peintures. Je les rends juste aussi précisément que je peux et après […] c’est vous qui décidez ce que sont les tableaux et ce que je suis [4]. » Il en résulte une « indécidabilité herméneutique » déroutante pour certains, mais riche de possibilités, car elle invite le spectateur à participer à l’élaboration de la signification de ce qu’il voit.

Le train de l’histoire

     La vision du temps dans la culture occidentale c’est avant tout « l’idée d’un progrès régulier de l’histoire [qui] trouve son origine dans le christianisme et la philosophie des Lumières [5] ». Dans l’Allemagne du XIXe siècle, cette conception téléologique de l’histoire va prendre une expression particulièrement forte et rétrospectivement inquiétante. Nous connaissons trop les conséquences néfastes de l’appropriation par le nazisme de cette conception de l’histoire.

     Dans son « travail de deuil », Kiefer trouve dans le philosophe marxiste Walter Benjamin un penseur qui va l’aider à sortir de l’horizon de cet héritage. Dans ses « Thèses sur la philosophie de l’histoire », Benjamin rompt avec l’idée de progrès prônée par le marxisme : « L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle de sa marche à travers un temps homogène et vide. La critique qui vise l’idée d’une telle marche est le fondement nécessaire de celle qui s’attaque à l’idée de progrès en général [6]. » À ce temps homogène et vide, il oppose la temporalité judaïque selon laquelle « chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie [7] ». Si Benjamin attaque la conception de l’histoire du marxisme, il n’en renonce pas moins à l’idée de « révolution ». Reprenant la métaphore de Marx faisant de la révolution « la locomotive de l’histoire », il affirme que la révolution représente plutôt « “la main de l’espèce humaine tirant la sonnette d’alarme” à bord du train de l’histoire fourvoyé dans la mauvaise direction [8] ».

     Étant donné l’importance de Benjamin pour Kiefer, je propose de voir dans le chemin de fer représenté dans La femme de Loth une allusion à ce « train de l’histoire fourvoyé dans la mauvaise direction », un « train productiviste, consumériste et techniciste [9] » que l’humanité n’a toujours pas réussi à freiner.

La femme

     Je considère aussi très significatif que ce soit une femme qui nous invite à contempler ce train de l’histoire menant vers de nouvelles catastrophes. Dans un texte éclairant, la théologienne Véronique Isenmann nous invite à une réflexion critique sur la relation de la femme de Loth à l’histoire. Cette femme sans nom et quasiment sans histoire fait en effet partie de la « tradition des opprimés », l’enjeu même du présent messianique qui entend « l’appel des générations passées » et y répond. Si ce présent peut « accomplir ce passé-là, le réveiller, le racheter », c’est parce que « les gonds sur lesquels tourne [la porte étroite par laquelle peut entrer le Messie] sont la remémoration [10] ». La femme de Loth, une femme juive d’il y a longtemps, nous invite à changer notre vision de l’histoire, à cesser de concevoir le passé comme inscrit dans le mouvement linéaire d’un progrès, mais plutôt à le saisir comme un passé qui « fait appel à nous » et à qui nous pouvons répondre.

[1] Selon Kiefer, cité dans Paul Ardenne et Pierre Assouline, Anselm Kiefer, Paris, Éditions du Regard, 2007, p, 328.

[2] Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, Éditions du Regard, 2012, p. 203.

[3] Kiefer cité dans Paul Ardenne et Pierre Assouline, op. cit., p. 331.

[4] Daniel Arasse, op. cit., p. 88.

[5] Ibid., p. 215.

[6] Walter Benjamin, Essais II, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 203.

[7] Ibid., p. 207.

[8] Benjamin cité par Jean Chesneaux dans Habiter le temps, Paris, Bayard éditions, 1998, p. 179.

[9] Jean Chesneaux, Ibid., p. 180.

[10] Gérard Raulet, Le caractère destructeur. Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1999, p. 205, 207.

Michelle Renaud

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Dogma. Trois leçons d’exégèse de Kevin Smith