chronique du 21 janvier 2005
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Un midrash de la création Dans notre société contemporaine, nous trouvons souvent une inspiration d'ordre spirituel et même religieux là où on ne s'y attend aucunement. Par exemple, certains poèmes et chansons abordent des thèmes faisant écho à une quête de sens et à un appel parfois indirect à ce qui a de meilleur en chacune et chacun d'entre nous. Ainsi la chanson Assis sur le rebord du monde de Francis Cabrel développe une réflexion à partir de l'imaginaire entretenu autour des récits de création. Il s'agit même d'un véritable midrash des mythes de création circulant dans la culture occidentale. De l'hébreu signifiant « examiner » ou « expliquer », le midrash se veut un commentaire parfois teinté d'éléments merveilleux et même parfois une réinterprétation des livres bibliques. Le midrash a pour objectif de faciliter l'application et la compréhension des récits bibliques. À l'époque de Jésus, c'était pourrait-on dire une forme « d'actualisation ». Or, c'est exactement ce que nous propose Francis Cabrel par le biais de cette chanson. Les images de Dieu présentes dans la culture occidentale Dans notre culture, les représentations populaires que l'on se fait de Dieu sont essentiellement issues de deux sources : des récits bibliques et de certains courants philosophiques gréco-romains. Les représentations de Dieu peuvent être regroupées selon deux catégories : la première est de considérer Dieu comme un « moteur primordial », celui qui met tout en mouvement. Ce Dieu n'entretient aucune relation avec l'univers et ne s'intéresse nullement au devenir du monde. La seconde catégorie qui reprend des éléments de la première décrite ci-dessus, accentue davantage la différence entre la création et Dieu. Dans cette perspective, ce dernier possède des attributs tels que la toute-puissance et l'omniscience. Selon ce concept de la divinité, Dieu met tout en mouvement créant le cosmos à partir du néant. Cette image du Dieu créateur diffère grandement des représentations bibliques telles que nous les retrouvons dans les récits de création de la Genèse (1-3). En effet, dans les textes de la Genèse, nous observons davantage un Dieu qui revêt une autre forme : celle du potier, du sculpteur ou de l'architecte. Par exemple, dans le premier récit de création (Gn 1,1-2,4a), Dieu se comporte comme un architecte en ordonnant le chaos. Il est à noter que l'acte de création consiste à ordonner le chaos plutôt que de tirer l'être du néant. Quant au deuxième récit de création (Gn 2,4bss.), Dieu façonne les animaux et les êtres humains; il plante un jardin. L'objectif de ces passages cherche à mettre en relief la dépendance du monde face à un Dieu insufflant la vie plutôt que de traiter de la création comme tel. Dans la perspective biblique, la création ne se limite pas à une origine mais constitue un processus. Par exemple, la naissance du peuple d'Israël par le biais de l'Alliance (Ex 19-24) forme une véritable création qui incarne en quelque sorte un « projet » divin. Il est possible de relire la vie, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth comme un acte de création et de re-création selon l'« espérance divine » sur les êtres humains : une humanité pleinement solidaire avec Dieu et l'ensemble de la Terre. Assis sur le rebord du monde
Lorsque nous examinons le texte de cette magnifique chanson, nous découvrons qu'elle s'enracine, à première vue, dans la conception très occidentale du divin. En effet, dans la phrase suivante : « J'avais commencé une histoire, sur une planète nouvelle, toute bleue [ ] Voir ce que les hommes en ont fait », on retrouve une certaine réminiscence de l'image gréco-romaine de la divinité selon laquelle celle-ci amorce une histoire sans y participer. Elle met en branle un processus. Mais nous y retrouvons aussi l'idée de sculpteur ou de peintre, reprenant ainsi une image plus biblique de Dieu : « J'y avais mis des gens de passage, j'avais mélangé les couleurs, je leur avais appris le partage [ ] Puis j'ai planté des arbres à pommes où tous le monde à mordu de bon cur. » Arrêtons-nous quelques instants à cette toute dernière assertion. Serait-ce une allusion au fruit de la connaissance du Bien et du Mal dépeint fréquemment, en Occident, par l'image d'une pomme (Gn 2,17)? On peut le supposer. Quoiqu'il en soit, il s'agit là d'une critique implicite de la lecture « traditionnelle » où la manducation du fruit a provoqué une « chute » (Gn 3,4ss). Ici, F. Cabrel, rejette cette lecture pour adopter celle où la nourriture apporte joie et bonheur aux êtres humains. Dans le regard de l'auteur-compositeur, les humains possédaient un Éden, une vie idyllique de partage et d'harmonie, d'égalité et de vie. C'est un peu l'héritage divin à conserver et à faire fructifier. Comme le présuppose la dernière strophe, il s'agissait de l'espérance divine en l'être humain. La chanson de F. Cabrel présente toutefois un terrible constat : «Dieu qui s'est assis sur le rebord du monde et qui pleure de le voir tel qu'il est ». Il s'agit d'un véritable réquisitoire : l'être humain n'est pas parvenu à maintenir et à faire croître cette vie « parfaite » créée par Dieu. Au contraire, F. Cabrel suggère avec force toute l'horreur de la déshumanisation et de la destruction du monde. En ce sens, il suit le schéma habituel : d'une condition merveilleuse, l'être humain s'est trompé de chemin, a manqué son objectif, sa cible. Cette chanson serait-elle alors une expression de désespoir total? Peut-être pas, car F. Cabrel prend ses distances avec les images traditionnelles de Dieu. En effet, même si le Dieu auquel il se réfère possède des attributs masculins : « Dieu et sa barbe blonde », celui-ci ne correspond pas vraiment au modèle patriarcal. Selon celui-ci, la divinité exercerait une vengeance ou une punition. D'une part, l'action divine, dans le texte de la chanson, décrit un acte faisant naître la vie en abondance; d'autre part, le geste de pleurer reflète très peu une notion traditionnelle axée sur l'exercice du pouvoir et dénote plutôt de la sensibilité et même de la vulnérabilité. Ainsi, la conclusion du texte de Cabrel ouvre en quelque sorte la voie à d'autres perspectives. Quelques pistes de réflexion Dans la tendance culturelle contemporaine, (notamment au cinéma et dans la littérature), il n'est pas exceptionnel de retrouver le schéma « paradis / chute » tel qu'illustré dans la chanson de F. Cabrel. Précisons cependant que dans les récits de création biblique, la consommation du fruit ne correspond pas nécessairement à la chute et à la détérioration de la condition humaine. Au contraire, ce n'est qu'après avoir pris du fruit que le couple humain se reconnaît réellement comme sujet et que l'homme et la femme portent des noms : « Ève » (Gn 3,20) et « Adam » (Gn 4,25) alors que dans les versets précédents, le texte les désigne seulement comme mâle et femelle, sans aucun nom propre. Ce statut de sujets responsables se perçoit également dans le fait qu'ils portent des vêtements de peau. Cela indique un changement révélant une nouvelle dimension, une autre étape dans la conscience de soi. Ayant ainsi accédé à la condition de sujet responsable, l'être humain peut à présent se solidariser pleinement avec l'ensemble du monde et amorcer sa propre histoire. Selon cette lecture, l'action de Dieu se perçoit davantage au cur du monde non plus comme un architecte ou un potier mais plutôt source de toute vie. La divinité insuffle la vie à tout ce qui existe. C'est donc dans l'existence même de l'insurpassable beauté de la complexité et de la diversité de l'ensemble du vivant et de la matière que se révèle la présence de la divinité. Autrement dit, c'est dans la totalité de la matière inerte et de la vie (plantes et animaux) que s'exerce l'action divine . Cette proposition oriente le regard différemment. Elle implique une inversion de la logique traditionnelle face aux récits de création bibliques : le jardin d'Éden représente beaucoup moins un point de départ ou une réappropriation d'un état béatifique originel qu'une utopie à bâtir ou un projet à construire . Selon cette hypothèse, les récits bibliques de création proposent des prototypes plutôt que des archétypes. Ceux-ci demeurent statiques et ne changent aucunement alors que les prototypes sont plus dynamiques peuvent évoluer. Le modèle de lecture faisant appel au concept de prototype pointe vers le futur, vers un mieux-être qui s'édifie par la solidarité et l'étroite coopération de l'ensemble du cosmos. La chanson de F. Cabrel illustre ces deux regards : d'une part, le texte traite d'une certaine dérive opérée par les humains par rapport à l'orientation divine mais, en même temps, il place une importance considérable dans l'idée que les humains pourraient uvrer pleinement à la croissance de la vie dans toutes ses potentialités. Conclusion Malgré son ton aux accents parfois sombres, la chanson Assis sur le rebord du monde de Francis Cabrel représente un formidable plaidoyer en faveur d'une vision englobante et positive. Elle sous-tend une conception intéressante : celle voulant que les êtres humains inscrits dans une vaste toile de relations avec le vivant sont appelés à contribuer au devenir du monde, à son parachèvement non dans un « ailleurs » de l'univers mais au cur de ce dernier. N'est-ce pas ce à quoi nous convie la Bible, de la Genèse à l'Apocalypse? L'exégète André Myre résume à merveille cette perspective biblique : Les anciens nous invitent à penser que, tout comme les humains, le cosmos, la nature, les animaux, la matière ont une âme. Tout être participe à l'immense effort de complexification dans lequel l'univers est engagé depuis des milliards d'année, y compris celui de l'intériorisation que vit chaque être humain. Si un [en italique dans le texte] homme est ressuscité, alors le cosmos est sauvé et sera transformé à jamais, dans une dimension où il n'y aura ni destruction, ni mort. (Maintenant la Parole, Paulines, 2004, p. 230) Patrice Perreault
Les apocryphes, des courants littéraires qui ont marqué la culture chrétienne
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