chronique du 7 octobre 1999
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Des stigmates et un parchemin perdus dans le paranormal
Depuis la mi-septembre, le film Stigmates (version française de Stigmata, MGM Studios, 1999) fracasse des records d'assistance en Amérique du Nord. En particulier, il attire les adolescents friands de sensations fortes. Oeuvre de fiction, certes, cette production ne défend pas moins un certain nombre de thèses à prétention historique. Voici quelques mises au point d'un point de vue historique et biblique. Une jeune coiffeuse de Pittsburg, Frankie Page (Patricia Arquette), voit apparaître sur ces poignets de douleureuses plaies qu'elle ne s'explique pas. Bientôt suivront des marques de blessures -- au dos, au front, etc. -- qui ressemblent de plus en plus à celles du Christ ; tout un ensemble de phénomènes paranormaux les accompagnent (visions, télékinésie, lévitation, etc.). Autour de Frankie, ses amies et le personnel médical s'inquiétent sans pouvoir apporter une explication valable. Un prêtre du diocèse de Pittsburg, témoin d'une ces manifestations extraordinaires dans le métro, alerte la Commission pour la cause des saints à Rome. On y dépêche un enquêteur spécialisé en chimie organique, le P. Andrew Kiernan, SJ (Gabriel Byrne), qui parcourt le monde afin d'analyser les scènes de présumés miracles d'un point de vue scientifique. Le Jésuite rencontre la jeune femme et est rapidement tenté de fermer le dossier : son interlocutrice se dit non-pratiquante et même athée. Mais l'ampleur des manifestations croissant, il choisira de rester auprès d'elle au risque de ne plus savoir que croire ni qui il est : prêtre, homme, croyant ou scientifique. En cours du récit, voici qu'apparaissent des indices de l'existence d'un manuscrit araméen qui contiendrait les paroles exactes de Jésus, celles qu'il aurait transmises au Dernier Repas, le Jeudi saint. Le Père Kiernan découvre peu à peu un complot, magistralement orchestré depuis Rome, qui tente à tout prix d'en effacer les traces. Voici que le prêtre se voit confronté à un dilemme : fidélité au Christ ou fidélité à son Église? D'un point de vue cinématographique Le film Stigmates ne passera pas à l'histoire comme un grand film. Cependant, tant d'un point de vue esthétique que narratif, il comporte de nombreuses qualités qui en font un film intéressant et efficace. L'action est soutenue et le rythme des cadrages emprunte beaucoup au genre vidéoclip. Certaines scènes sont franchement insoutenables par la violence des images et la force des symboles. À part quelques incohérences -- qui passeront sans doute inaperçues -- , ce film possède tous les ingrédients pour séduire un public formé d'adolescents et de jeunes adultes. Il se situe à la croisée du suspence, de l'horreur et de la quête de sens. Il reçoit un accueil mitigé de la part des critiques. D'un point de vue historique et biblique Si le film n'en restait qu'au plan de la fiction, il serait tout naturel de le reconnaître comme tel et de le laisser passer son chemin (comme tant d'autres productions hollywoodiennes). Mais puisqu'il prétend se situer au coeur d'un débat réel, il convient de faire quelques mises au point sur certaines des thèses du film. 1) Il existe un manuscrit araméen qui contiendrait les paroles exactes de Jésus à l'occasion du Dernier Repas. Tout le film se structure autour d'un supposé manuscrit en araméen qui contiendrait les dernières recommandations de Jésus à ses disciples. Or un tel manuscrit -- on s'en doute -- n'existe tout simplement pas. Le directeur Rupert Wainwright, dans une entrevue accordée au réseau CNN le 9 septembre 1999, dit avoir lu le livre de Burton L. Mack (Who Wrote the New Testament ? The Making of the Christian Myth, Harper, San Francisco, 1996) et y avoir puisé une partie de son inspiration. Y aurait-il trouvé une quelconque évidence d'un original araméen qu'on tenterait de camouffler? Si c'est la thèse de l'auteur du livre, il y a peu de chance qu'il soit considéré sérieusement. Sans avoir lu ce livre, il semble aisé de remonter un peu plus loin. Deux journalistes, Michael Baigent et Richard Leigh avaient publié quelques années plus tôt The Dead Sea Scrolls Deception, (édition en paperback : London, Corgi Books, 1993). Ils y dénonçaient ce qui avait toutes les apparences d'un vaste complot pour cacher ou détruire des manuscrits jugés trop « dérangeants » par ceux qui ont la responsabilité de publier les découvertes de Qumrân. En pratique, leur écrit témoignait davantage de leur incompréhension du long et minutieux travail de conservation et de décryptage de documents anciens. La thèse du complot ne tient pas. Dans les sciences bibliques, il est vrai que l'on postule, à l'occasion, un original araméen qui pourrait être la base de la version grecque de Matthieu, par exemple, ou certains documents anciens qui aient été rédigés dans la langue de Jésus, mais, pour le moment, il n'en existe aucune trace sinon quelques antiques références. Ces indications ne peuvent être considérées comme autre chose qu'une piste. De toute façon, même si ces documents existaient, on les entrevoie généralement comme antérieurs aux écrits que nous connaissons : en tant que base des évangiles canoniques, il est peu probable qu'on y trouverait un contenu radicalement en contradiction avec celui des écrits du Nouveau Testament que nous connaissons. Peu de chance de ce côté non plus ! Dans la pratique, donc, il n'y a pas de manuscrit araméen qui contiendrait des paroles inédites de Jésus et, a fortiori, il n'y a pas de complot pour le camouffler. Il y a, bien sûr, de l'espace pour la fiction -- comme l'avait fait Jacques Neirynck dans son admirable Manuscrit du Saint-Sépulcre (Paris, Cerf, 1994) -- mais il y a un problème quand un auteur confond réalité et fiction (voir entrevue à CNN). 2) L'évangile de Thomas aurait un lien avec ce pseudo-manuscrit araméen. L'épilogue laisse entendre qu'il existerait un lien entre l'évangile de Thomas et le manuscrit araméen. En fait, l'évangile de Thomas est un évangile en langue copte -- et non araméenne -- qui appartient à la bibliothèque dite de « Nag Hammadi », nom du petit village à proximité duquel on a découvert les manuscrits (1945-1947). Il s'agit d'un ouvrage gnostique qui offre quelques points de similitude avec les quatre évangiles contenus dans la Bible. L'auteur de l'évangile de Thomas, dans la bouche de Jésus, développe un discours ésotérique un peu étonnant qui, entre autres, condamne la sexualité. Cet ouvrage ne manque pas d'intérêt si on veut connaître la pensée religieuse de ce courant du IIe siècle, mais quant à savoir si quelque chose de Jésus de Nazareth peut y être trouvé, nous devons répondre: si peu que pas. Le plus étonnant dans cette histoire, ce que je n'arrive pas à m'expliquer, c'est comment les auteurs du film ont pu confondre l'évangile de Thomas -- qui est largement publié, traduit et commenté, même par les catholiques -- avec un pseudo-évangile en araméen qu'on tenterait de détruire. Les manuscrits de Nag Hammadi sont disponibles pour les spécialistes depuis 1972; la traduction anglaise, depuis 1977; et la traduction française, avec commentaires, en cours de publication. (À noter que les chercheurs de l'Université Laval (Québec) font partie de l'équipe d'experts qui y travaillent.) À mon avis, les auteurs du film, par manque de maîtrise de leur sujet, confondent différents niveaux et types d'écrits apocryphes du Nouveau Testament. 3) Le « Vatican » aurait banni l'évangile de Thomas. Autre affirmation surprenante de l'épilogue du film: le Vatican aurait banni l'évangile de Thomas comme « hérétique ». Dans les faits, l'exclusion de la liste des écrits bibliques n'est pas à chercher dans les institutions actuelles de l'Église mais dans celles qui remontent à plus de dix-sept siècles. Dès le deuxième siècle, le Canon de Muratori (~165-185) établit pour l'Église romaine une liste très semblable au Nouveau Testament actuel; l'évangile de Thomas n'est pas retenu. En 367, pour l'Église d'Orient, et en 382, pour l'Église d'Occident, la liste des 27 livres actuels du Nouveau Testement fut clairement précisée. On connaissait alors l'évangile de Thomas; comme de très nombreux autres ouvrages de l'époque, on ne l'a pas retenu, jugeant sans doute que le Nazaréen n'y était pas présenté avec justesse. Les recherches historiques actuelles tendent à leur donner raison. La majorité des historiens, comme John P. Meier (Marginal Jew), n'accordent que peu de valeur à cet évangile pour connaître Jésus de Nazareth au plan historique. En fait, l'essentiel de ce qu'on peut en tirer se trouve déjà dans les évangiles canoniques, ce qui laisse croire que l'auteur de l'évangile de Thomas les connaissait et qu'il développe une méditation originale, reflet de sa communauté teintée d'ésotérisme. Au plan historique, cet évangile est précieux pour connaître certains chrétiens à tendance gnostique du IIe siècle, mais on serait déçu si on y cherche des traces de Jésus de Nazareth qui vécut au début du premier siècle de notre ère. Autres remarques Je m'en voudrais de ne pas mentionner d'autres éléments discutables du film au point de vue religieux. La thèse centrale, telle que formulée dans le pseudo-manuscrit araméen et dans la bouche de l'un de ses commentateurs, se formule ainsi: « Sortez de la pierre et vous me trouverez », c'est-à-dire: le Christ est à chercher à l'extérieur des institutions qui se réclament de lui. On constate, en effet, que le jésuite doit choisir entre l'Église catholique, représenté par le Cardinal Houseman (Jonathan Pryce), directeur de la Sacrée congrégation pour la cause des saints, et le Christ. Dilemme qui prend même des allures de match de boxe et de tentative de meurtre. (Photo : Metro-Goldwyn-Mayer) Autre point : les stigmates sont présentées comme un phénomène qui se range volontiers aux côtés de la lévitation, de la télékinésie et autres phénomènes paranormaux qui donnent à certaines scènes des allures d'exorcisme. En fait, les stigmates apparaissent comme un moyen, pour Dieu, d'attirer l'attention de l'humanité sur cette jeune femme qui est porteuse d'un message d'outre-tombe. Elles n'ont rien à voir avec une vie consacrée à Dieu et ce, même si consciemment, l'auteur a voulu rapprocher le personnage de la jeune coiffeuse -- Frankie -- avec François d'Assise (voir entrevue à CNN) dans la scène finale. En bref Ce film sera sans doute vite oublié dans l'ensemble de la production cinématographique américaine. Mais les discussions qui risquent d'en découler, comme en témoigne le volumineux courrier reçu au site InterBible à son sujet, pourraient entraîner les gens sur des échanges qui s'enlisent dans de nombreuses imprécisions. Espérons que ces quelques mises au point, d'un point vue historique et biblique, sauront faire progresser le débat. Guylain Prince
Références utiles :
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