chronique
du 6 avril 2004
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Le sacrifice de l'amour
N'eût été de la résurrection, la mort de Jésus n'aurait pas eu l'impact que l'on sait. À partir du moment où les disciples attestent qu'ils l'ont rencontré vivant après sa mort sur la croix, la résurrection s'impose comme le pivot de la foi chrétienne. Elle devient du même coup le point de départ d'une réflexion sur le sens de sa mort. En effet, le messie crucifié, comme le dit saint Paul, est scandale pour les Juifs et folie pour les païens (1 Corinthiens 1, 23). Il était donc impérieux, pour les premiers chrétiens, de s'atteler à la tâche de discerner le sens de la mort de Jésus, le Juste par excellence (Actes 3, 14). Ils devaient donc s'ouvrir à l'intelligence des Écritures : la Loi, les Prophètes et les Psaumes. Cette opération est explicitement attribuée à Jésus par l'évangéliste Luc dans son récit du jour de Pâques, tant avec les disciples d'Emmaüs qu'avec les apôtres. Quelques questions se sont posées. Quelle place occupe la mission de Jésus dans le développement de l'alliance conclue par Dieu avec Israël? Quel salut Jésus apporte-t-il pour que toutes les nations soient conviées à faire partie du peuple de Dieu? Comment expliquer le rejet et la mort de Jésus? Est-ce que cette issue tragique fait partie du dessein salvifique de Dieu? L'événement de la résurrection de Jésus a projeté sur ce questionnement une lumière indispensable, en tant que victoire de Dieu sur les puissances du mal et de la mort. Très tôt, la réflexion s'est fixée sur l'interprétation sacrificielle de la mort de Jésus. Il était quasi inévitable que ce modèle s'imposât chez les premiers chrétiens à cause de leur appartenance à l'univers religieux et culturel juif où l'on pratiquait encore les sacrifices au Temple. On voit donc apparaître assez tôt une formule brève de profession de foi que Paul a reçue et qu'il transmet à son tour : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures (1 Co 15, 3-4). Ailleurs, saint Paul ajoutera que le Christ est mort pour nous (1 Thessaloniciens 5, 10) ou qu'il est mort pour les impies (Romains 5, 6). Dans les Lettres aux Romains (Rm 5-6) et aux Corinthiens (1 Co 15), Paul y expose une réflexion bien articulée sur le sujet. Quant à l'auteur de la Lettre aux Hébreux, il démontre la caducité du culte exercé au Temple car le Christ, dans sa mort et sa résurrection, est à la fois le grand prêtre, la victime et l'autel du sacrifice. Il efface de manière définitive le péché qui obstrue la relation entre Dieu et les hommes. L'interprétation de la mort de Jésus comme sacrifice était déjà présente dans les évangiles, notamment dans le récit de la Cène où Jésus livre déjà son corps et verse son sang pour la multitude et pour la rémission des péchés. Ainsi Jésus n'est pas simplement mort. Si on la perçoit comme un sacrifice, sa mort est donc une « mort pour » : pour quelque chose ou pour quelqu'un. Ce « pour » est la traduction de la préposition grecque hyper + génitif. Celle-ci a trois sens : un sens de substitution (« à la place de »), un sens causal (« à cause de ») et un sens final (« au bénéfice de »). Lequel de ces sens convient le mieux dans le cas d'une connotation sacrificielle à la mort de Jésus? En se référant aux pratiques cultuelles, on pouvait dès lors penser au sacrifice de l'agneau pascal, en tant que mémorial du geste sauveur de Dieu qui a fait passer son peuple de la servitude à la liberté. Cette association de Jésus à l'agneau pascal se retrouve en particulier chez Jean. Mais c'est surtout le sacrifice pour le péché et le sacrifice de réparation qui deviendront la référence pour comprendre la mort de Jésus. On pouvait dès lors l'associer à la victime animale sans tache que l'on offrait régulièrement « à cause des » fautes du peuple. Par ces sacrifices, les Israélites célébraient un Dieu prêt à pardonner au peuple ses infidélités aux observances de l'alliance. Si Jésus fut une victime consentante, on pouvait comprendre que les fautes des hommes sont l'une des causes de la présence du mal dans le monde, et que ce mal s'est déchaîné contre Jésus. L'auteur de la Lettre aux Hébreux affirme que le sacrifice de Jésus a accompli ce que ces sacrifices ne parvenaient pas à produire : le Christ est mort une fois pour toutes pour la rémission des péchés et l'établissement des hommes dans une relation de communion avec Dieu. Pour lui comme pour les autres écrivains du Nouveau Testament, la résurrection atteste que la mort de Jésus a été agréée par Dieu. Dans ce sens, le Christ est mort « pour nous », au « bénéfice des hommes ». Mais il ne faut pas oublier que, avant de mourir « pour nous », Jésus a d'abord vécu « pour nous ». Toute sa vie a été une « vie pour » les autres, afin de tracer le chemin de ce quoi doit être la vie de ses disciples : une «vie pour» Dieu et les autres. Une vie nouvelle est alors offerte aux chrétiens : en solidarité avec le Christ, ils ont la capacité de « vivre pour » Dieu, étant libérés de l'emprise du mal, en conformant leur manière de vivre à l'Évangile. Pour faire comprendre aux Corinthiens les effets de la mort de Jésus, saint Paul utilise une comparaison que la spiritualité chrétienne d'une certaine époque a étirée au-delà de sa pensée, comme un élastique que l'on étire trop fort. Paul fait référence à la situation généralisée de l'esclavage dans le monde gréco-romain où l'on vivait toujours sous la dépendance de quelqu'un. Rappelons-nous le cas d'Onésime qui s'était enfui de chez son maître. Paul demande à Philémon de reprendre son esclave en l'accueillant cependant comme un frère car il est un baptisé, un être désormais libre par son attachement au Christ. Une telle situation aide à comprendre que le salut, qui a été acquis par le Christ, est une libération de l'esclavage du péché et un attachement à un maître qui apporte la véritable liberté. Paul dit alors que le Christ a payé un grand prix (1 Co 6, 20) pour nous racheter. Faut-il en conclure que le Christ est mort « à notre place » pour compenser le châtiment que nos péchés nous avaient mérité? Non, car le Christ n'est pas un bouc émissaire qui apaise la colère d'un Dieu vindicatif qui exigerait que quelqu'un paye pour les péchés du monde. Il faut prendre la comparaison dans son sens large : libérés de l'esclavage du péché, nous sommes devenus les esclaves libres du Christ. Enfin la réflexion de saint Jean ouvre une autre voie. Par amour, Dieu a donné son Fils au monde. Jésus consacrera toute sa vie à révéler cet amour. Telle est la volonté du Père. La réalité de l'incarnation assume la liberté des hommes et la possibilité que ceux-ci refusent l'amour. La comparaison avec le bon pasteur indique que Jésus a l'intention de pousser cet amour divin jusqu'à son extrême limite, dût-il se confronter à la mort. Que serait l'amour qui s'esquive devant le mal? Pour Jean, le don que Jésus fait librement de sa vie est le témoignage ultime que seul l'amour de Dieu a la puissance de vaincre le mal et de faire entrer les êtres humains dans l'intimité de Dieu et dans la plénitude de la vie. Yves Guillemette, ptre
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