La traversée de la mer Rouge. Chroniques de Nuremberg, Morse Library (Beloit College).
Le bâton de Moïse
Frédéric Manns | 2 décembre 2005
LÉvangile de Jean propose une lecture de la vie de Jésus à la lumière des Écritures, de lExode en particulier. Dans sa mort et résurrection Jésus célèbre lexode définitif. Les signes réalisés durant sa vie manifestent lorigine divine de sa mission et révèlent son union au Père. Les témoins de ces signes réagissent en appliquant à Jésus le titre de « prophète » qui sexplique à la lumière de Dt 18,15-18 et qui définit Jésus comme nouveau Moïse.
Lors de la sortie dÉgypte, Moïse accomplissait des signes sur lordre de Dieu avec un bâton quil avait reçu. Jésus, nouveau Moïse, fait des signes sans employer de bâton. LEsprit qui repose sur lui est la puissance de Dieu qui agit en lui. Curieusement les artistes chrétiens, oubliant les données néotestamentaires, représenteront volontiers Jésus faisant ses « signes » avec un bâton. Ainsi, lorsquil ressuscite Lazare, Jésus apparaît avec un bâton en main. Pour comprendre les étapes de la tradition chrétienne, il faut revenir un instant sur les textes principaux du livre de lExode qui évoquent Moïse et son bâton.
Origine divine du bâton
Lorsque les évangélistes rédigeaient leurs mémoires, ils avaient à leur disposition la Bible hébraïque accompagnée de la version araméenne désignée sous le terme de Targum. Cette version synagogale est ancienne comme les textes parallèles de Philon dAlexandrie, de Flavius Josèphe et de Qumrân permettent de létablir. Pour expliquer lorigine divine du bâton de Moïse la version synagogale du targum Yeroushalmi 1 fait appel à une légende. Moïse qui avait fui de devant Pharaon fut jeté dans une fosse par Reouel. Il y demeura dix ans et fut nourri en secret par Séphorah, la fille de Reouel. Lorsquil fut libéré il entra dans le jardin de Reouel et rendit grâce à Dieu qui lavait libéré. « Il aperçut le bâton qui avait été créé au crépuscule et sur lequel était gravé le Nom grand et glorieux, grâce auquel il était destiné à accomplir les merveilles en Égypte et grâce auquel il était destiné à fendre la mer des Roseaux et à faire sortir leau du rocher. Il était fiché au milieu du jardin. Aussitôt Moïse étendit la main et le prit. » (Tj I Ex 2,21) Le bâton fait partie des dix objets qui furent créés avant la création, ou, pour reprendre lexpression targumique, entre les deux soleils. Cest dire limportance et la signification exceptionnelle de ce bâton.
Description du bâton
La version synagogale précise que ce bâton « était fait du saphir du trône de la Gloire et que son poids était de quarante seah. » (Tj Ex 4,20) Il est associé directement au trône de Dieu et devient le symbole de lautorité divine.
Lors de la sortie dÉgypte, Moïse étendit la main « tenant le bâton grand et glorieux qui avait été créé à lorigine et sur lequel était gravé en toutes lettres le Nom grand et glorieux, ainsi que les dix signes dont il avait frappé les Égyptiens, les trois Patriarches et les six matriarches et les douze tribus de Jacob. » (Tj I Ex 14,21) Alors Yahvé refoula la mer par un vent fort dest. Ce bâton porte les noms de Dieu, des patriarches, des mères dIsraël ainsi que des douze tribus de Jacob. Il est un résumé de lhistoire dIsraël, en particulier de la sortie dÉgypte.
Au livre du Dt 34,12 la version synagogale célèbre Moïse qui fut capable de porter le bâton dont le poids était de quarante seah, de fendre la mer et de frapper le rocher.
Les prodiges opérés
Grâce à ce bâton Moïse put réaliser les prodiges sur lordre de Dieu. Mais en fait cétait Dieu qui agissait par son serviteur Moïse. Ex 6,1 et 7,5 laffirment clairement. Dans la version synagogale le texte dEx 7,5 fait intervenir la puissance de Dieu : « Les Égyptiens connaîtront que je suis Yahvé lorsque je porterai les coups de ma puissance sur lÉgypte et que je ferai sortir les enfants dIsraël libérés du milieu deux » (Tj I Ex 7,5). En Ex 7,15 et 7,17 cest Dieu qui frappe avec le bâton qui est dans la main de Moïse.
Le thème de la puissance de Dieu est orchestré en Ex 8,15 où le Targum Néofiti lit : « Les magiciens disent alors à Pharaon : "Cest là le doigt de la puissance de devant Yahvé" ».
En Ex 9,22 Moïse reçoit lordre détendre la main vers le ciel. En fait il tendit son bâton vers le ciel et Dieu intervient en envoyant une forte grêle sur la terre. Lorsque les juifs arrivent à Rephidim et murmurent contre Moïse qui les a fait sortir dÉgypte Yahvé donne à Moïse lordre suivant : « Tu saisiras dans ta main le bâton avec lequel tu as frappé le fleuve. Moi je me tiendrai là devant toi ». Moïse frappe le rocher avec « le saphir de son bâton » selon la version du Tj I Ex 17,6. Lorsque Amalec attaque Israël, Moïse se tient posté sur le sommet de la hauteur avec en main le bâton « avec lequel ont été opérés les prodiges de devant Yahvé » (TN Ex 17,9).
Lhistoire du bâton
Le Liber Antiquitatum biblicarum du Pseudo-Philon, un midrash du premier siècle de notre ère qui attribue les miracles de lexode directement à Dieu, voit dans ce bâton un signe de lAlliance. En LAB 19,11 lauteur affirme : « Ta baguette par laquelle ont été opérés les signes sera un témoignage entre moi et mon peuple... Ta baguette sera en ma présence un mémorial tous les jours et elle aura le même rôle que larc où jai établi alliance avec Noé au sortir de larche. » Le midrash Pirqe de Rabbi Eliézer 40 orchestre toutes ces traditions. R. Lévi dit : « Le bâton créé entre les deux soleils fut transmis au premier homme dans le jardin dEden. Adam le transmit à Énoch. Énoch le transmit à Noé. Noé le transmit à Sem. Sem le transmit à Abraham. Abraham le transmit à Isaac. Isaac le transmit à Jacob. Jacob le fit descendre en Égypte et le transmit à Joseph, son fils. Lorsque Joseph mourut, toute sa maison fut pillée et ses biens furent mis dans le palais de Pharaon. Jéthro était lun des magiciens de lÉgypte. Il vit le bâton et les signes (otot) qui y étaient inscrits. Il le désira ardemment et sempara du bâton. Il lemporta et le planta au milieu du jardin de sa maison. Aucun homme ne put lapprocher. Lorsque Moïse arriva chez Jéthro, il entra dans le jardin de sa maison et aperçut le bâton et il lut les lettres qui y étaient inscrites. Il étendit sa main et le prit. Jéthro le vit et sexclama : celui-ci est destiné à délivrer Israël de lÉgypte dans le futur. Cest pour cette raison quil lui donna Séphorah, sa fille, pour femme » . À propos de Moïse il est écrit : « il lut », mais à propos de Jéthro le texte porte : « Il vit ». Moïse lut et comprit, alors que Jéthro vit sans comprendre. À noter que le bâton de Moïse permet à lauteur de faire une synthèse de lhistoire du salut. Sa transmission dune génération à lautre signifie le lien qui unit le peuple. Le bâton de Moïse est plus saint que celui dAaron car il a été gravé du saint Nom dans le jardin den haut.
Symbolisme du bâton
Il est clair que le bâton est le symbole de lautorité et de la puissance de Dieu. Jn 6,16-21, dans le contexte de la Pâque, montre Jésus qui marche sur la mer et qui accomplit ainsi le passage de la mer. Aux disciples effrayés qui le voient marcher sur les eaux Jésus affirme : « Egô eimi. » En dautres termes il se révèle comme étant Dieu. Il porte le Nom grand et glorieux qui, jadis, était inscrit sur le bâton de Moïse. Lorsque Jésus, avant de célébrer son passage vers le Père, se trouve dans le jardin (Jn 18), par trois fois il révèle le Nom divin : « Je suis. » LÉvangile de Jean orchestre constamment cette idée : « Avant quAbraham fût, Je suis. » (Jn 8,58) Comme Isaac Jésus est le Fils monogène (Jn 3,16). Léchelle de Jacob trouve sa réalisation lorsque les anges montent et descendent sur le Fils de lhomme (Jn 1,51). En dautres mots, les Patriarches témoignent en faveur de Jésus, nouveau Moïse.
Lorsque Jésus est en croix un soldat lui ouvre de sa lance le côté. Il en sort de leau et du sang. Jésus est ainsi le rocher qui laisse jaillir leau vive. Il établit lAlliance définitive.
Pour Jean 5,36-39 le Père, les Écritures et les oeuvres quil a données au Fils témoignent en faveur de Jésus. Moïse a écrit au sujet de Jésus (Jn 5,46). Tandis que Moïse obéissait à lordre de Dieu, Jésus agissait en communion avec le Père. Sa nourriture était de faire la volonté du Père. Dans le Kérygme primitif de Ac 10,38 Pierre affirme que Dieu a oint Jésus de lEsprit Saint et de puissance.
Tradition du bâton
Tandis que la tradition évangélique qui définit Jésus comme nouveau Moïse a éliminé le bâton pour se contenter de souligner sa signification, la tradition artistique primitive fait appel de nouveau au symbole du bâton comme exprimant la puissance de Dieu. Un symbole, en effet, vaut dix mille mots. Dans les catacombes de San Gennaro à Naples (Capodimonte) les artistes nhésiteront pas, pour illustrer lidée que le Christ est le nouveau Moïse, à le présenter avec le bâton en main. Cest dire que linspiration des artistes venait de la part de chrétiens connaissant bien les traditions juives, et pourquoi ne pas dire de la part des judéo-chrétiens?
Lolivier franc dIsraël
Le Seigneur ressuscité arbore son sceptre.
Résurrection
du Christ et femmes au tombeau
Fra Angelico, 1440-41
Fresque, 189 x 164 cm
Convento di San Marco, Florence
Parler de Jésus nouveau Moïse comme le font les évangiles ce nest pas avoir recours à une théologie de substitution. Cest reconnaître que le Nouveau Testament accomplit le premier. Bien plus, cest découvrir la richesse dun patrimoine commun. Cest scruter également dans le dessein de Dieu la mission que le peuple de Dieu a encore à remplir. Le peuple juif ne cesse de faire ressortir le temps de lAncien Testament. LÉglise greffée sur lolivier franc dIsraël est le peuple de Dieu élargi qui avec Israël forme lunique peuple de Dieu. La permanence dIsraël, qui est le signe de linachèvement du plan de Dieu, pousse lÉglise à sinterroger sur elle-même pour mieux discerner son être profond. Lexistence du juif rappelle au chrétien quil est toujours en situation dexode, que lÉglise nest pas le royaume et quelle est toujours en marche vers la patrie. Cest aussi le sens de la Pâque que le chrétien célèbre chaque année. « Chacun doit se considérer comme sorti personnellement de lÉgypte », affirme la Haggadah de Pâque. Jajouterai : à la suite de Moïse et de Jésus. Lattente active du Royaume doit conduire à une émulation dIsraël et de lÉglise en vue dune plus grande fidélité à leur vocation. Juifs et chrétiens pourront devenir alors une bénédiction pour le monde qui a soif de leau vive. Leau du rocher frappé par Moïse pourra ainsi abreuver tous ceux qui font lexpérience du désert.
Frédéric Manns OFM est professeur au Studium Biblicum Franciscanum de Jérusalem.
Source : La Terre Sainte (septembre-octobre 2002) 248-251.