Le sacrifice d’Abraham. Rembrandt, 1635. Huile sur toile 193 x 132 cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Petersbourg (Wikipedia).
Dieu et la violence
Hervé Tremblay | 11 février 2019
Plusieurs textes de l’Ancien Testament parlent de Yahvé comme d’un guerrier et certains textes ont élaboré la notion de « guerre sacrée ». Qu’est-ce que ces textes nous révèlent sur Dieu et/ou sur nous? Comment les comprendre aujourd’hui? (Robert)
Oui, c’est vrai. L’Ancien Testament et, dans une moindre mesure le Nouveau, sont remplis de scènes de violence, de guerre et de combat. Il ne s’agit pas ici d’en faire la liste, qui serait fort longue! Le pire, c’est quand cette violence vient de Dieu ou est ordonnée par Dieu. Le choc entre la foi en un Dieu Père bon et miséricordieux et ces pages de la Bible est fracassant. Comme on suppose qu’une lecture littérale de ces pages est absolument exclue, de même qu’un rejet pur et simple (ces pages sont partie intégrante de la Bible), la seule option qui reste est de replacer les textes violents dans le contexte et de les réinterpréter à la lumière d’éléments nouveaux. Suivons ces deux étapes.
Mise en contexte
Dans le but d’y voir plus clair, plusieurs mises au point s’imposent.
- Le chrétien contemporain a tendance à lire les textes bibliques à partir de son point de vue et de son époque. C’est compréhensible mais c’est une première erreur. Les textes de l’Ancien Testament ont été écrits plusieurs siècles avant notre ère. Ils ont donc au moins 2000 ans. Le monde dans lequel vivaient ces humains était similaire au nôtre, certes, mais il n’est pas possible d’imaginer que les humains de cette lointaine époque pensaient comme nous ou voyaient les choses comme nous. Cela s’applique aux réalités familiales, sociales, politiques, économiques et, évidemment, religieuses.
- Pour faire bref, disons que le monde ancien est caractérisé par une pensée préscientifique. Les anciens avaient une connaissance empirique du monde, c’est-à-dire venant du concret et de l’expérience. Ce n’est pas le cas pour nous. Sans que ce soit toujours conscient ou explicite, nous abordons le monde à partir d’une pensée scientifique. Pour nous, croyant ou non, l’univers est régi par des lois que les diverses sciences ont bien exposées : la physique, la chimie, la biologie, l’astronomie, la météorologie, etc. Il faut que cela soit bien conscient chez nous. Même pour les croyants d’aujourd’hui, l’univers est autonome et est régi par ses propres lois qui, d’une certaine façon, ne dépendent pas de Dieu. Pas pour les anciens qui se rendaient bien compte de la régularité de certains phénomènes (alternance des saisons, des jours) mais attribuaient tout à l’action directe des divinités.
- La conséquence de cette façon de voir, c’est que les anciens adhéraient au principe philosophique du Deus sive natura. C’est-à-dire que pour eux, le monde représentait exactement les œuvres des divinités. Autrement dit, le monde n’avait aucune autonomie et on considérait tout ce qui arrivait comme l’œuvre directe d’une ou de plusieurs divinité(s). Même si certains croyants aujourd’hui voient encore les choses de cette façon, on convient généralement que le monde a son autonomie et fonctionne selon ses propres lois. Cela force à penser autrement les rapports entre Dieu et lui. Autrement dit, il est possible, voire normal, de penser que quelque chose peut arriver dans le monde, même quelque chose issu d’un acte de liberté humaine, qui ne vienne pas de Dieu ou ne soit pas selon son plan ou sa volonté. Le soutenir ferait de Dieu un monstre, eu égard aux événements de notre histoire. Pour les anciens, si quelque chose se passait, c’est que la divinité l’avait produite ou le voulait. On comprend que la question du sens a été pour eux cruciale, mais c’est une autre question.
- Autre problème que nous avons, c’est de ne pas bien comprendre le polythéisme ancien. Nous avons tendance à prendre le Dieu unique, éternel et tout-puissant auquel nous croyons et à la multiplier en autant de dieux. Or, les anciens concevaient plutôt les dieux comme des forces de la nature ou des réalités mystérieuses de leur monde. Ces dieux n’étaient donc pas « personnels ». Les dieux n’aimaient pas les humains, et les humains ne les aimaient pas. Ils entraient dans une espèce de relation forcée parce que les uns ne pouvaient pas se passer des autres.
- Les divinités du monde ancien ne sont donc pas nécessairement « grandes » ou « édifiantes ». À l’image du monde où elles agissent, elles étaient souvent vues comme capricieuses, imprévisibles, tantôt bonnes tantôt méchantes, etc. La conséquence la plus marquante, c’est que ces divinités reflètent davantage les humains et leur monde. Autrement dit, ces dieux du monde ancien sont très « humains » et pas vraiment « divins », du moins de la manière où nous entendons ces mots après plusieurs siècles de christianisme.
- Autre point très important : les anciens n’avaient pas la même relation au monde et à l’univers que nous aujourd’hui, surtout en Occident. Puisque les anciens ne contrôlaient pratiquement rien et étaient à la merci des éléments, le monde était plus souvent considéré comme menaçant.
- Le monde ancien n’était donc pas vraiment intéressant. Avec toutes les avancées scientifiques, technologiques et médicales, notre monde a radicalement changé par rapport à celui des anciens. Nous vivons mieux, plus longtemps et en bonne santé et dans de bonnes conditions. Les anciens eux, vivaient dans un monde sans médecine, sans technologie (sans électricité, sans téléphone, sans internet, sans voiture / train / avion). Les gens vivaient donc beaucoup moins longtemps, en moins bonne santé, en travaillant très dur pour de maigres résultats. Ils ne pouvaient pas résister aux forces de la nature. Ils étaient constamment aux prises avec les guerres, les épidémies, les maladies, etc.
- Si on trouve que notre monde est violent, on n’a rien vu. Le monde ancien était encore plus violent. On comprend donc que les anciens aient imaginé que cette violence venait de divinités violentes, qui œuvraient à côté de ou contre des divinités plus bienveillantes. Les anciens avaient aussi établi un rapport entre les actes violents qui les frappaient et leurs actions. C’est ce qu’on a appelé le « principe de rétribution ». Selon ce principe, chacun reçoit en ce monde ce que ses actions lui ont mérité. S’il a fait de bonnes actions (morales et / ou cultuelles), il recevra des bénédictions comme une longue vie, de nombreux enfants, de nombreuses richesses, une bonne position sociale, etc. Au contraire, s’il a fait de mauvaises actions (morales et / ou cultuelles), il sera puni (lui ou ses enfants après lui) par une courte vie marquée par la maladie, la pauvreté, le rejet social et la solitude.
- Les textes de l’Ancien Testament qui parlent de violence doivent être lus dans ce contexte général qui permet de comprendre leur terreau originel, c’est-à-dire leur première écriture. Le peuple de la Bible ainsi que sa religion ont évolué sur plusieurs siècles. Il serait immature de croire que tout aurait été donné au début et serait demeuré inchangé sur une si longue période. Les textes bibliques représentent un mélange de textes de diverses époques, de diverses tendances ou sensibilités religieuses, de diverses théologies ou spiritualité. L’élément commun qui les unirait est difficile à identifier…
- Cela signifie que le peuple de la Bible a don cru en un Yhwh violent qui acceptait ou promouvait la violence dans le but de défendre son peuple face aux autres. Les autres divinités faisaient de même pour leur peuple, de toute façon. Cela peut se voir dans les oracles contre les nations des prophètes.
- C’est dans ce contexte que se comprend la « guerre sainte » avec ses règles. Puisque c’est la divinité nationale qui ordonne et règle les guerres, c’est donc que ces guerres ont un caractère sacré qui exige certaines règles. Bien évidemment, cela est très loin de notre façon de penser aujourd’hui.
- En effet, il est clair que tous ces textes ont été écrits dans cet esprit et dans le contexte que nous venons d’exposer brièvement. Il ne reste donc que deux options pour celui / celle qui lit ces textes aujourd’hui. Soit il les lit de façon littérale (il a alors l’image d’un dieu violent qui promeut ou accepte la violence), soit il les relit ou les réinterprète selon d’autres principes. Pourquoi faire appel à ces autres principes? Tout simplement parce que la lecture littérale est inacceptable aujourd’hui, à la fois pour les croyants issus du christianisme et du judaïsme. La raison est simple : la foi a évolué, surtout à la lumière du Nouveau Testament et de l’enseignement de Jésus. Un travail de réinterprétation est donc une nécessité.
Analogie de la foi
Entre la Bible et nous il y a la distance critique, notre intelligence et la foi.
- Disons quelques mots sur la distance critique. Qu’est-ce que c’est? Il s’agit de lire les textes bibliques non plus en acceptant tout au premier degré, mais en posant des questions. Un premier degré de lecture des textes dont nous parlons ici serait une attitude qui accepterait ces textes et les mettrait de quelque façon en pratique. Une attitude critique pose une distance avec les textes et permet de poser la question du sens pour aujourd’hui.
- Cette distance dans la lecture du texte est objet de discussion et est à la base des différentes confessions chrétiennes. Le catholicisme, comme l’orthodoxie et mutatis mutandi le judaïsme, pose deux sources égales de révélation : la Bible et la Tradition. Selon cette façon de voir, les textes écrits ne sont pas un absolu mais sont mis en contexte par une longue tradition interprétative. Comme les textes sont anciens et reflètent une autre façon de voir et de croire, les nouvelles données venant des siècles suivants illuminent le sens littéral des textes. Le résultat de ce processus (qui peut être compris comme une simple lecture intelligente des textes anciens) peut être triple : soit on continue de lire le texte de façon littérale; soit on change quelque chose tout en continuant d’accepter l’essentiel d’un texte; soit on abolit complètement ce texte.
- Quant aux églises issues de la réforme protestante, elles adhèrent au principe de la scriptura sola, ou « l’Écriture seule ». Cela signifie que l’unique source de révélation est la Bible, et rien d’autre. Si certaines églises maintiennent ce principe strictement (on pense aux églises « évangéliques »), la plupart abordent les textes de façon intelligente en faisant appel (sans toujours le dire) à une certaine tradition de lecture ou en contrebalançant un texte plus difficile par un autre texte plus clair ou plus facile.
- Le problème théologique (que nous ne réglerons pas ici), c’est la façon de concevoir l’inspiration biblique. Si toute la Bible est « divinement inspirée », selon quels principes peut-on la réinterpréter, surtout quand ladite réinterprétation dit le contraire de la lettre d’un texte? On peut voir que nous avons affaire à des problèmes qui dépassent la stricte question posée ici mais que nous ne pouvons pas développer ici.
Comment lire ces textes aujourd’hui
Aujourd’hui, deux options d’offrent donc à nous en ce qui concerne les textes violents dans la Bible.
- Soit on oublie complètement les textes qui parlent de violence, la promeuvent ou la soutiennent. Quand on rencontre ces textes ou qu’on les lit, on n’en tient aucun compte parce qu’ils sont inacceptables et dépassés.
- Comme cette première option est difficile à réaliser pratiquement (les textes sont encore là comme partie intégrantes de notre Bible), il reste la réinterprétation par des sens spirituels. De cette manière, un texte sur la violence pourra illustrer combien Dieu déteste le mal, combien il aime avec passion, combien il veut détruire le mal, etc.
- Évidemment, ces relectures sont des lectures de remplacement, faute de mieux. Il faut que cette option de lecture soit consciente et explicite. Ce n’est pas ce que l’auteur avait en vue lorsqu’il les a écrits. Mais quelle est l’alternative? Quelles sont les solutions de rechange? Puisque la lecture littérale de ces textes violents est inacceptable et hors de question, la relecture est la seule option de qui veut, justement, les « lire ». Bonne lecture!
Membre de l’Ordre des Frères prêcheurs (Dominicains), Hervé Tremblay est professeur d’Ancien Testament au Collège universitaire dominicain d’Ottawa.