chronique du 10 avril 2009 |
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Le lavement des pieds Le lavement des pieds Quelle est la signification du lavement des pieds chez les juifs, du temps de Jésus? Qui le pratiquait ? Quel sens Jésus donne-t-il à ce geste? (Philippe) Pour comprendre le petit rituel social du lavement des pieds, il faut le remettre dans son contexte moyen-oriental de l’époque de Jésus. La majeure partie de la population se déplace à pieds, chaussée de simples sandalettes de cuir, les pieds nus et sur des routes et chemins poussiéreux. Certains pouvaient se déplacer tout au plus sur un âne, mais ce dernier servait le plus souvent à porter les marchandises. Les chevaux étaient réservés aux soldats et les chars, aux plus riches. On peut encore voir aujourd’hui, comment se déplacent les bédouins du désert. Ils parcourent des centaines de kilomètres à pieds, tandis que leurs chameaux, lourdement chargés, transportent les marchandises. Lorsqu’il parvenait à destination, le voyageur attendait de son hôte le petit rituel du lavement et rafraîchissement des pieds. Après de longues heures de marche, cette attention permettait de se détendre et de se débarrasser de la poussière du chemin qui collait à la peau. Cela me rappelle ce que font les randonneurs après de longues heures de marche en montagne. L’arrêt se fait généralement au bord d’un petit torrent. On en profite alors pour enlever les chaussures de montagnes et pour se tremper les pieds dans une eau bien fraîche. Il n’y a rien de plus agréable pour évacuer un peu la fatigue. Pour être en mesure d’apprécier toute la signification qu’il prendra dans le geste de Jésus, il faut savoir que, dans la société juive plus aisée, ce geste est posé par le serviteur ou l’esclave dont c’est la charge. C’est une tâche considérée comme humiliante et elle est considérée – dans l’ordre de valeur hiérarchique des serviteurs de maison – comme la plus basse. C’est ce qui explique la réaction violente de Pierre qui voit son rabbi bien-aimé qui prend la position du dernier des serviteurs ou de l’esclave, devant ses propres disciples : Quoi! Tu veux me laver les pieds, toi le Seigneur et le maître!... Non! C’est inacceptable! C’est pas ta place, ni ton rôle! (d’après Jn 13,6) Pierre ne comprend pas. Il est profondément choqué quand il voit Jésus bousculer ainsi l’ordre et les usages d’une société, que lui, Pierre, a toujours respectés et tenus pour respectables. C’est vrai que Jésus ne déteste pas de bousculer un peu ses propres amis. Il est temps d’en venir à l’épisode du lavement des piedsVous trouvez l’épisode du lavement des pieds dans le récit qu’en fait Jean, l’évangéliste, au chapitre 13,1-20. Il est le seul à en parler et le situe au moment du dernier repas que Jésus prend avec ses disciples, la veille de sa passion. La tradition chrétienne le célèbre le soir du Jeudi-Saint, en même temps que l’institution de l’Eucharistie. L’évangéliste évoque sobrement l’événement.
Avant d’y réfléchir plus théologiquement, rappelons-nous à qui, dans la société juive, est dévolu ce service, et prenons le temps d’imaginer la tête des disciples devant le geste de Jésus! Voilà que le maître vénéré, le Messie imaginé comme un chef de guerre victorieux de tous les ennemis d’Israël, prend le rôle du serviteur. Visiblement il ne se contente pas de faire de la figuration liturgique. Preuve en est la réaction de Pierre qui ne supporte pas l’idée de voir son maître s’abaisser ainsi devant lui: Toi, Seigneur, me laver les pieds! Une telle interpellation résume à elle seule le caractère scandaleux du geste de Jésus. De toutes ses forces, le disciple cherche à l’en dissuader. Ne devrait-il pas plutôt garder son rang? Une telle position est trop humiliante pour un homme tel que lui. Les repères habituels sont brouillés. Pour Pierre et de ses compagnons, la place du Messie Fils de Dieu est du côté des puissants, de ces personnes qui se font servir et non le contraire. Jésus comprend la difficulté de son disciple. Un tel renversement de rôle est vraiment impensable à l’époque, tant il bouscule profondément l’ordre hiérarchique du monde. Alors il l’invite à la patience. Ce que je fais, tu ne peux le comprendre à présent, mais par la suite tu comprendras. Mais Pierre redouble d’indignation et refuse un tel abaissement: Me laver les pieds à moi! Jamais! La réponse de Jésus tombe alors comme le couperet: Si je ne te lave pas, tu ne peux avoir part avec moi! Le refus d’entrer dans la perspective de Jésus sépare le disciple de son maître et du bonheur de vivre en sa présence. Pierre comprend le risque de manquer quelque chose d’essentiel. Sans plus réfléchir, il se déclare prêt à se laisser laver les pieds, les mains et même la tête... Il tient de toutes ses forces à rester l’ami de Jésus, mais, de manière évidente, il ne comprend toujours pas le sens que Jésus donne à son geste. Entrons maintenant dans la signification donnée par Jésus à son gesteOn le voit d’emblée : Jésus opère un changement complet de valeurs. Il n’a d’ailleurs jamais caché sa pensée. Il en a parlé plusieurs fois tout au long du chemin qu’ils ont parcouru ensemble, mais le message n’est pas encore passé. Il faut perdre sa vie, pour la gagner, disait-il, se faire le serviteur des autres, pour être grand, choisir la dernière place pour atteindre la première, devenir petit comme un enfant… Les disciples ont tous entendu ces paroles, visiblement sans trop y prêter attention. Mais lorsqu’ils voient leur Maître et Seigneur avec son linge et sa cruche pleine d’eau, ils ne comprennent plus. Cela n’est pourtant que la mise en pratique d’un des aspects les plus significatifs de son enseignement. On voit bien que, pour être comprise, la Parole doit être vécue par la personne qui la dit. Seul un témoignage vivant est crédible. L’explication vient tout à la fin: Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous? Vous m’appelez Maître et Seigneur et vous dites bien car je le suis. Dès lors, si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres... ce que j’ai fait pour vous, faites-le, vous aussi! Si Jean place cette scène en lieu et place du récit de l’institution eucharistique, ce n’est certainement pas sans intention. Elle symbolise à ses yeux l’attitude de Jésus qui aima les siens jusqu’à l’extrême, et résume, dans le geste accompli, toute sa vie, jusqu’au don total de lui-même dans sa passion et sa mort. Le « Ce que j’ai fait pour vous, faites-le, vous aussi ! » rejoint le « Faites ceci en mémoire de moi! » qui conclut les paroles propres à chaque récit de la Cène du Seigneur. Il n'est pas impossible que l'auteur du quatrième Évangile ait déjà vu, dans certaines dérives des célébrations eucharistiques de l’époque, un aspect qu'il fallait impérativement rappeler. Le récit, qu’il fait de cet événement, place le débat sur un plan beaucoup plus concret. On ne peut célébrer le repas du Seigneur sans se mettre au service les uns des autres. Reproduire, dans une telle célébration, les rapports de domination qui existent habituellement entre les hommes, revient à trahir l’enseignement du Maître. Dieu aux pieds de l’être humain L’image mérite toute notre attention. Dans le tableau que le récit retrace, où se trouve Dieu, le Maître et le Seigneur, tel que le nomme la communauté chrétienne? Il se tient courbé, aux pieds des disciples, revêtu de la tenue du serviteur, dans un geste presque désespéré pour se faire connaître en vérité. Le premier refus de Pierre met en évidence le caractère scandaleux de la scène et le nécessaire travail intérieur pour parvenir à en comprendre la signification. En Jésus, Dieu le Père céleste, le Créateur du ciel et de la terre, vient s’agenouiller devant l’être humain et se met à son service. Avouez-le! Le renversement de perspective est total! Dans l’imaginaire qui est le nôtre, Dieu est assis quelque part dans un Ciel inaccessible, sur un trône d’or et entouré de toute la cour céleste, souvent indifférent à tout ce qui nous arrive. Si vous n’en êtes pas convaincus, allez regarder les peintures murales des grandes églises. Pour parler de Lui, les peintres ont puisé leur inspiration davantage du côté des cours royales de l’époque que de l’évangile du lavement des pieds. Un Dieu qui s’abaisse à ce point, quitte son trône et change de rôle, voilà qui bouscule les idées reçues et devient même dangereux dans un monde où l’ordre hiérarchique doit être scrupuleusement respecté. La grandeur s’y mesure à l’or des palais, à la somptuosité de tentures et des robes et à l’éclat des couronnes royales. Dieu aux pieds de l’humain? Vous n’y pensez pas! C’est choquant ! Le roi des rois de la terre sans sa couronne, voilà qui est tout simplement impensable! Et pourtant, c’est la vision que l’évangéliste nous donne à méditer, n’en déplaise à tous ceux que cela dérange et qui voudraient que Dieu reste à sa place. La folie de Dieu révélé en Jésus, c’est son abaissement qui commence par la paille de son premier berceau, se poursuivra par toute une vie au service de ceux et celles qui entendront son appel. Elle prendra son ultime signification dans l’horreur de sa condamnation à mort et du supplice de la croix. Le chemin qu’il prend pour entrer en contact avec l’humain est celui de la kénose (Ph 2, 1-11) ou du dépouillement total de lui-même qui lui permet d’être, en contrepartie, ouverture totale à celui ou celle qui accepte de prendre son chemin. La faiblesse de Dieu est étroitement liée à la vulnérabilité de l’amour. Parce qu’il est, dans la totalité de son être, Amour, Dieu ne s’approche de l’être humain que dans l’extrême fragilité d’un amour offert gratuitement, avec la patience infinie de celui qui attend le moment favorable où il pourra le déclarer. Comme tout amour, celui de Dieu pour l’être humain est désarmé, livré sans défense à la réponse qu’il recevra, acceptation ou refus. Dieu est faible parce qu’il ne sait qu’aimer; même s'il est cloué sur une croix, il pardonne, considère que ses ennemis ne savent pas vraiment ce qu’ils font... Alors, si vous le recherchez, ne tournez pas votre regard vers les hauteurs du ciel ou la majesté des cathédrales. Vous ne l’y trouverez pas nécessairement. Il n’aime que les endroits habités par des cœurs capables d’aimer en retour. Regardez plutôt en bas, au plus profond de vous-mêmes. Il se tient là, à vos pieds, quêtant un regard, portant le fardeau que vous ne parvenez pas à déplacer, attentif à chacun de vos gestes, encore et toujours prêt à se donner à vous... L’image est forte et prend l’exact contre-pied des rêves de grandeurs qui ont trop souvent habité l’Église au cours de son histoire. Pour Dieu et la gloire du roi ou de la cité, on a bâti des cathédrales fort belles et imposantes. Mais certaines d’entre elles regorgent d’or venu des Amériques et taché du sang des populations asservies et souvent massacrées pour assouvir la soif du pouvoir et de la domination. Comment demander aux Indiens du Mexique ou du Pérou de croire au Dieu serviteur, si l’Église se compromet avec le pouvoir qui les oppresse depuis des siècles? Comment un missionnaire venu d’Europe peut-il porter en Afrique le message d’un Dieu d’Amour, lorsqu’il vient de pays qui ont bâti leur fortune sur le commerce d’esclaves et, plus tard, sur la colonisation? Une parole d'amour portée à la pointe des fusils n'a plus aucun sens. Elle n'est plus qu'un alibi ou tout au plus une tentative de justification pour se donner bonne conscience. La relation qui s'est établie entre le christianisme et de nombreux peuples est restée, quelque part, profondément blessée par la violence des origines.
Source : Texte repris en partie de mon livre : Lève-toi et Marche - diffusion St Augustin - Champ libre - 2000. Chronique précédente : |
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