chronique du 18 novembre 2005 | |||||
Les évangélistes
ont-ils de la mémoire? Qu'est-ce que les évangélistes ont retenu des actes et des paroles du Christ et dans quelle mesure peut-on se fier à ce qu'ils nous en ont rapporté? Soulever cette interrogation c'est se demander si une « tradition de Jésus » a existé du vivant même du Seigneur, pour être transmise, de la mémoire des apôtres, aux premières communautés chrétiennes. C'est à cette question que nous nous attacherons à la suite de Birger Gerhardsson (1), exégète luthérien et professeur à la faculté de théologie de Lund, en Suède. Avant de nous pencher sur ce qu'ont pu être la « tradition de Jésus » et son mode de transmission, regardons d'abord ce qu'il en était chez ses contemporains juifs. Les Hébreux ont toujours été conscients de leur situation de peuple élu. Dieu a fait alliance avec eux et ils ont reçu de Lui la Torah, la Loi, qu'ils conservent scrupuleusement. À côté de cette tradition « écrite », les Juifs ont bien vite développé une tradition « orale » qui venait expliquer, interpréter l'Écriture : les commentaires des rabbins en particulier. Menacés d'assimilation culturelle et religieuse par le monde grec (à partir du IVe siècle avant J.C.), les Juifs chercheront à conserver leur identité et la tradition de leurs Pères, tant écrite qu'orale. C'est dans cet effort de survie que les rabbins ouvrirent des écoles. Avec la création de ces écoles, les commentaires des rabbins sur la Torah prirent un essor formidable et pourtant, jusqu'au IVe siècle de notre ère (date où l'on terminera sa compilation écrite dans un livre appelé Talmud), cette tradition ne resta qu'orale! Cela nous amène à nous demander comment il fut possible à la mémoire humaine de véhiculer tant de matière, et cela aussi longtemps. La réponse se trouve dans leur mode d'enseignement axé sur la mémorisation. « Que tes paroles soient peu nombreuses. » (Qo 5,1) : cette consigne visait moins la vie morale que l'enseignement! Donc, des sentences brèves que le maître fait répéter à ses disciples jusqu'à ce qu'ils les sachent par cur : sentences qu'il faut certes comprendre par la suite, mais dont le seul rappel mental suffit à « posséder » du maître. Un regard sur les versions originales hébraïques ou araméennes nous fait tout de suite remarquer l'élément poétique et rythmique de ces sentences, ce qui en facilitait la mémorisation; il est d'ailleurs permis de penser qu'une mélodie pouvait accompagner l'ensemble. De plus, il faut aussi considérer que, s'il n'existait pas de livre « officiel » de la tradition orale, la mémoire fut sûrement aidée par les notes personnelles des disciples et des maîtres. Le rôle de ces notes n'est pas à négliger : le Talmud en fut probablement tributaire, comme il est pensable que des notes personnelles des disciples du Christ aient influé sur la rédaction des évangiles. Nous voici conduits au cur de notre sujet. En effet, il est fort plausible qu'un scénario semblable se soit déroulé lors de la rédaction des évangiles! Nous voyons en premier lieu le Jésus historique qui enseigne à ses disciples. Son enseignement est comparable à ceux des rabbins en ce qui regarde l'utilisation de phrases courtes, poétiques et rythmiques, destinées à être apprises par cur . Si le texte grec, langue dans laquelle les évangiles furent écrits, ne fait guère transparaître l'aspect rythmique des sentences, c'est qu'il s'agit de traduction de l'araméen, langue du Christ. Les disciples retiennent par coeur les paroles du Seigneur pour ensuite, progressivement, les comprendre, compréhension qui ne sera complète qu'après Pâques et la Pentecôte. Le Christ disparu, restent ses disciples. C'est auprès d'eux que les auteurs des évangiles vont puiser la « tradition de Jésus » : « d'après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires (...) après m'être soigneusement informé de tout de partir des origines » écrit Luc (Lc 1,2-3). De sa forme orale originelle, la « tradition de Jésus » devient écrite avec les évangélistes. Mettant de côté le texte de Jean qui a eu une évolution distincte, nous nous retrouvons avec trois textes des évangiles; trois textes qui, tout en se rejoignant sur l'essentiel, diffèrent en plusieurs points! Comment expliquer ces différences? Précisons d'abord que les évangiles ne sont pas des biographies : « Ceux-ci (les miracles) ont été écrits pour que vous croyiez. » (Jn 20,31) Comme le but était la foi, il est donc compréhensible que les auteurs sacrés ne se soient pas attachés outre mesure aux détails historiques. Quand Luc dit qu'il s'est soigneusement informé (Lc 1,3), c'est des paroles, des sentences apprises par cur et résumant l'enseignement du maître qu'il s'agit. Comment se fait-il alors que même le texte de ces sentences varie d'un évangile à l'autre? Le seul fait que les évangélistes furent tenus de traduire les sentences de l'araméen original au grec serait suffisant pour expliquer ces divergences, deux traducteurs arrivant rarement au même résultat. L'écart entre les évangélistes dépasse cependant le texte même des sentences; souvent, tout le cadre est différent! L'explication demande ici, de nouveau, un parallèle avec les contemporains juifs du Christ, les rabbins. En effet, ces derniers véhiculaient des sentences rythmiques apprises de mémoire, mais non sans y ajouter leurs interprétations personnelles. Ces commentaires prenaient souvent la forme de narration, de cadre dans lequel venait s'insérer la parole : le cadre servant de pente pour mieux situer la parole-sommet et, parfois, mieux l'orienter, l'appliquer aux besoins propres de l'auditoire du rabbin. Il n'est pas exagéré de penser qu'il en fut ainsi des évangélistes. D'une part, ils furent fidèles aux paroles du Christ et d'autre part, ils furent soucieux de répondre aux besoins de leurs auditeurs : i;s insérèrent donc les paroles du Seigneur dans des récits des cadres historiques ou fictifs, peu importe. Il y a donc eu mémoire, il y a eu fidélité, mais il y a eu aussi progrès, et cela sous l'assistance de l'Esprit Saint; nous pouvons ainsi nous fier à l'authenticité des paroles qui nous sont rapportées; quant aux cadres, nous n'avons pas à douter de la richesse des enseignements qu'ils contiennent puisque, comme les sentences, ils sont inspirés. Ghislain Fournier (1) Gerhardsson, B., Préhistoire des évangiles, Paris, Cerf (Lire la Bible 48), 1978. 124 p. Chronique
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