(photo © Marie-Armelle Beaulieu / CTS)
Le but de l’archéologie biblique c’est l’homme
Marie-Armelle Beaulieu | 28 juin 2021
Arrivé à Jérusalem il y a 50 ans, et venu à l’archéologie en partie par hasard, le frère Jean-Baptiste Humbert compte aujourd’hui parmi les éminents archéologues chrétiens de Terre Sainte. Lors d’un entretien, il revient sur ce qui le fait vivre.
Bien que ce soit l’automne, il fait encore très chaud à Jérusalem au moment de rencontrer Jean-Baptiste Humbert. L’achat d’une bière fraîche devrait aider le dominicain à se prêter à l’exercice qu’il déteste entre tous : rencontrer un journaliste.
Jean-Baptiste Humbert, natif de Mâcon, est venu à l’archéologie parce qu’on le lui a « demandé ». Il avait 29 ans. Mais comment? « Mai 68 a été une kermesse vulgaire où je ne suis pas entré. Nos couvents ont été en révolution. Il y eut un petit bénéfice. Le système académique avait été ébranlé, il fallait reconstruire la façon d’étudier. Il fut admis que des études profanes bénéficieraient à la théologie, j’ai choisi l’archéologie préhistorique parce qu’elle pose la question : Qu’est-ce que l’homme? L’archéologie dominicaine était à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, où je suis arrivé le 15 août 1969. L’archéologie préhistorique n’intéressait pas l’École biblique, on m’a demandé ce que je savais faire, j’ai commencé par balayer les locaux, puis par dessiner des tessons, à recoller les ossuaires fracassés pendant la guerre de six jours. J’ai été volontaire sur des chantiers américains. J’ai commencé comme ça. Le premier séjour en 1969-1970 a été prolongé les étés suivants par les fouilles que l’École commençait en Galilée. »
Sur le terrain, son sens de l’observation, l’originalité de son approche ont produit leurs fruits et son installation définitive en 1973. L’archéologie est une science d’observation et de longue patience : « Il faut regarder les pierres, la couleur de la terre et sa consistance. » L’aptitude au terrain a compensé d’être autodidacte. L’archéologie comme telle n’est cependant qu’un métier. N’allez pas croire que cet archéologue ne soit qu’un passionné de vieilles pierres. Sa passion à lui c’est Jésus incarné et par voie de conséquence l’homme puis l’humanité. Alors l’archéologie doit être une anthropologie puisque « le but de l’archéologie c’est l’homme ».
Jean-Baptiste Humbert et un assistant sur le site de Gaza (photo © EBAF)
De la vérité de la Bible
L’anthropologie a deux regards. Le premier regarde les objets parce que ce sont des hommes qui les ont faits. Le tout début de l’histoire d’un vase est le geste qui l’a fabriqué. Avec le geste il y a l’outil. L’ethnologue Leroi-Gourhan avait mis en avant un principe fort : Le geste précède l’outil. « En arrière du vase, il y a l’outil et avant l’outil, le geste. En arrière du geste il y a le potier qui est une personne humaine. Avec le second regard, l’archéologue ne peut s’arrêter aux choses, il doit tout restituer du potier, son art, sa société, sa vie et sa mort, un peuple, une nation, enfin un paysage, un climat, un pays. En un mot ce qu’il a été et tout qui l’a entouré, mais il reste le centre. Encore faut-il aller l’y chercher. La Bible est un livre qui contient tout ça et l’archéologie est permise. »
Pourtant pour le frère Jean-Baptiste, Bible et archéologie ne font pas toujours bon ménage. Il y a de fausses voies : « L’archéologie biblique qui est née pour prouver que la Bible a dit vrai est un outil teinté d’idéologie parce que cette discipline-là s’arrête à l’histoire, et que l’histoire dans la Bible est aussi mince qu’une toile peinte dans le fond du théâtre. Il reste que l’on n’a pas besoin de l’archéologie pour dire que la Bible a dit vrai, parce que la vérité de la Bible est dans la Bible et pas dans l’archéologie. » La vérité de la Bible n’est pas dans la lecture de surface mais au fond. Chaque siècle y a projeté sa propre culture. « David, au Moyen Âge sous saint Louis, était habillé comme le roi saint Louis et au XVIIe siècle comme Louis XIV. Le XIXe siècle a cassé le moule. On a attendu que l’archéologie retrouve la source, de mettre au jour le palais de David à l’image de ceux que l’on découvrait en Mésopotamie. Le père Lagrange – qui a fondé l’École biblique – a suggéré que la ville de David n’était que le petit éperon tout en bas, qui fait 200 m de long sur 80 m de large, c’est tout. Il ne faut pas chercher dans l’archéologie la réplique d’un récit littéraire dont le but n’était certainement pas de décrire, parce que ça ne marche pas. »
En islam la croyance est un bloc imperméable, un détail que l’on critiquerait invaliderait l’ensemble. Le judaïsme se glorifie dans les pratiques en décalque du Texte. « Mais dans le christianisme le sens est plus important que la forme du récit. Ce que la Bible raconte ne se retrouve guère sur le terrain, et l’archéologie peut même affirmer le contraire. La Bible est un ensemble théologique qui raconte Dieu. Dieu parle mais ce sont les hommes qui écrivent ce qu’ils ont entendu ou compris. La Bible dit Dieu (théologie) et l’anthropologie raconte ceux qui ont écrit (archéologie). » Ce que le frère Jean-Baptiste appelle son « entrée dans la Bible ».
« Quand je lis l’Évangile, la question est : qui est derrière? Sous le texte, il y a un bouillonnement humain. Il ne faut pas en rester à la surface, il faut passer dessous. La clé? Le mystère décisif, fondamental est l’incarnation. L’incarnation convoque l’anthropologie. Pour toi, qu’est-ce que Dieu? Pour moi, Dieu est un homme : Jésus qui n’était pas une icône, ne faisait pas semblant. Qui tout simplement courait pieds nus en Galilée, qui avait faim et soif, la migraine ou mal à l’estomac. Qui est mort comme le dernier des hommes. Il faut repartir de là. Là est l’essence du christianisme qui se distancie des deux autres monothéismes : Dieu marche sur la terre avec les hommes. Pour moi le Jésus de l’histoire a renversé le système. J’ai eu une fois une expression – malheureuse peut-être – que Jésus est venu nous débarrasser de la religion. Il est en tout cas venu nous libérer de la colère de Dieu, faire de nous des hommes nouveaux pour vivre sur la terre la paix qu’il inaugurait. »
Les silences de Jean-Baptiste alternent entre saillies et hésitations. Il se donne mais se retient. « Certains ne comprennent pas que notre foi offre la vraie liberté qui est si forte qu’elle peut choquer. » Et de poursuivre sur ce qui le fait vivre. « Je revendique une entière humanité du Christ, qui fut un vrai homme. Vrai Dieu mais vrai homme. La sacralisation est une échappatoire. »
Un homme qui a séduit cet autre homme aujourd’hui archéologue et qui continue de se nourrir des textes pour ce qu’ils sont « sémitiques pour un appel aux juifs de son temps, prisonniers du pharisaïsme (la loi avant l’esprit), et dont la portée est devenue universelle ».
Et Jean-Baptiste de relire l’épisode de la femme adultère, ou celui de Marie-Madeleine au jardin de la Résurrection. « Il est permis de la comprendre comme l’allégorie des pharisiens. Quand Jésus dit aimez vos ennemis, la chose est impossible puisque l’amour ne se commande pas. Ceux qui l’écoutaient savaient qu’il s’agissait des pharisiens et entendaient que ceux-là aussi ont droit à la miséricorde. Ne les méprisez pas, aimez-les. La théologie christologique est toujours positive, elle veut la réconciliation, elle promeut la charité. La première communauté chrétienne qui en a compris le sens profond nous montre le pharisaïsme en Marie-Madeleine, par le péché de la chair qui est dans l’Ancien Testament la métaphore de l’idolâtrie. Jésus taxe d’idolâtrie le judaïsme de son époque. Marie-Madeleine pardonnée exprime le vœu du Christ de réconcilier les pharisiens. Ils étaient les premiers invités, elle est la première à témoigner du Christ ressuscité. La boucle est bouclée. »
Il y a dans l’Évangile deux lectures : une anthropologique, profondément humaine, et en même temps une lecture théologique. Il faut les tisser ensemble pour toucher le sens profond.
L’humanité de l’évangile
« L’archéologie biblique a raté le rendez-vous. Elle plaque le texte au sol et manque le sens. Elle croit naïvement restituer le décor qui manque au récit, alors que monument et récit ne sont pas souvent contemporains. L’archéologie ne touche que le cadre de ceux qui ont écrit. Prenons le livre de Josué, ses récits terrifiants, ses conquêtes grandioses où l’on tue tout le monde… L’archéologie n’en a heureusement rien retrouvé. Il n’y a pas eu de guerres et personne n’a tué personne. Le livre ne relate pas une chronique à caractère historique, il est théologique. Il faut comprendre que les exilés qui reviennent de Babylone avec une religion reformulée veulent reconvertir le pays. »
Il n’y a là rien de nature à distraire le dominicain ni à décourager l’archéologue. « Je dégage de formidables fortifications du VIIIe siècle av. J.-C., de brique rouge, des centaines de milliers de briques, mais je cherche à rejoindre tous ceux qui ont contribué à les édifier, qui ont fabriqué les briques, qui les ont montées, agencées avec art. Le travail humain est aussi considérable et plus riche en humanité que le monument que les pèlerins admirent.
L’incendie de Notre-Dame peut aussi offrir l’occasion d’entrer dans cette démarche. Rappeler ceux qui ont voulu la cathédrale, un siècle de travaux, des milliers d’ouvriers, des architectes de génie. L’ouvrage contient aussi toute une humanité. L’évangile contient une humanité qu’il faut chercher. Encore faut-il le vouloir. »
Marie-Armelle Beaulieu est rédactrice en chef de Terre Sainte magazine et correspondante du Monde de la Bible à Jérusalem.
Source : Terre Sainte magazine 665 (2020) 18-21 (reproduit avec autorisation).