(Oliver Roos / Unsplash)
S’agiter ou choisir…
Hélène Pinard | 22 février 2021
Marthe, Marthe, tu te soucies et t’agites pour beaucoup de choses. Pourtant il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui a choisi la meilleure part. Elle ne lui sera pas enlevée. (Lc 10,41-42) [1]
La traduction de cette péricope a conduit les lecteurs à faire une comparaison entre deux réalités : la vie contemplative et la vie active, l’une étant considérée comme supérieure à l’autre. Cela a suscité de nombreuses réactions. Chez certaines personnes, cette interprétation pourrait éveiller le désir de la contemplation. Mais pour plusieurs, qui se voient comme des « Marthe », une culpabilité s’installe puisqu’elles souhaiteraient être davantage comme Marie. Les appreneurs qui se sont nourris de ce récitatif en témoignent.
La conséquence de cette interprétation peut conduire à se poser certaines questions : Le Seigneur a-t-il vraiment remis en question le service du repas que Marthe fait? A-t-il vraiment dit que Marie est meilleure que sa sœur?
Traduction littérale
La version que l’on entend habituellement dépend d’un angle d’interprétation choisi par ceux qui ont fait la traduction. Dans le cas qui nous préoccupe, il s’agit d’un texte qui rapporte des paroles prononcées en araméen, notées en grec puis traduites en latin avant de l’être en français. Le risque de glissement de sens est élevé. Il est donc important de retrouver le texte d’origine et de le relire avec un regard nouveau. Porter un regard différent sur un texte que l’on connaît par cœur demande tout un effort.
Le texte dans sa langue d’origine, le grec, dit : Car Marie a choisi la bonne part. Cette traduction peut déboucher sur une autre lecture du texte. Premièrement, le choix du mot « meilleure », fait ressortir la comparaison entre Marthe et Marie, induisant l’idée que l’une est meilleure que l’autre. Est-ce bien ce que Luc veut transmettre? Le mot grec qu’on a traduit par meilleure, est de fait, l’adjectif : bonne [2].
De plus, la structure de la phrase en français : « c’est Marie qui a choisi »… donne l’impression que c’est l’exemple de Marie qu’il faut suivre. La traduction littérale : « car Marie a choisi… » met plutôt l’accent sur un choix à faire.
Contexte littéraire et ecclésial / Service de Dieu et du prochain
La péricope se situe dans le contexte de la montée à Jérusalem (9,51 à 19,28). Au chapitre 10, Luc a rassemblé divers textes sur la mission des disciples (Lc 10,1-20). Il présente ensuite les éléments essentiels pour vivre cette mission (Lc 10,21-42). Le récit de Marthe et Marie conclut cette séquence (Lc 10,38-42).
Dans les Actes des Apôtres, on retrouve une situation similaire à celle évoquée dans le récit de Marthe et Marie :
En ces jours-là, le nombre des disciples se multipliant, les Héllénistes murmurèrent contre les Hébreux, parce que dans le service quotidien leurs veuves étaient négligées. Les Douze convoquèrent l’assemblée des disciples et dirent : « Il ne nous plaît pas de délaisser la parole de Dieu pour servir aux tables. Recherchez donc parmi vous, frères, sept hommes de qui l’on rende un bon témoignage, remplis d’Esprit et de sagesse, que nous préposerons à cet office; pour nous, nous serons assidus à la prière et au service de la Parole. Ce langage plut à toute l’assemblée… (Osty, Ac 6,1-5a)
D’après ces textes, on peut conclure que le service de la Parole est essentiel tout autant que le service du prochain. Ce passage des Actes des Apôtres montre bien que les deux aspects sont importants et complémentaires, répondant ainsi aux besoins des communautés chrétiennes. Il est intéressant de noter qu’au moins un des hommes choisis pour le service aux tables, Étienne, soit aussi au service de la Parole. Et il le paiera de sa vie (Ac 6 – 7) Nul doute que la charité à l’exemple du bon Samaritain (Lc 10,30-37) fasse aussi partie de la vie des disciples. En mettant côte à côte la parabole du bon Samaritain et le récit de Marthe et Marie, Luc indique bien cette complémentarité de l’amour du prochain et de l’amour de Dieu.
Choisir d’écouter la Parole et d’agir … en vue du Royaume
Dans le récit de Marthe et Marie, Jésus répond à Marthe : « Marthe, Marthe, tu te soucies et t’agites pour beaucoup de choses, pourtant il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui a choisi la bonne part (v. 41-42) [3].
L’enseignement de Luc ne concerne pas le fait qu’être assis au pied du Seigneur est meilleur qu’être au service du prochain. Pour porter du fruit, il faut avoir entendu et retenu la parole de Dieu : « Ce qui est dans la bonne terre, ce sont ceux qui, ayant entendu la parole dans un cœur noble et généreux, la retiennent et portent du fruit par la constance » (Osty, Lc 8,15).
Luc reviendra ensuite sur les soucis au chapitre 12 de son Évangile. Après avoir rappelé que l’essentiel n’est ni dans la vie physique (12,1-11) ni dans la possession des biens matériels (12,12-21), Jésus invite : « Ne soyez pas en souci » pour la nourriture ou pour le vêtement… Mais « cherchez son Royaume » (Osty, 12,22-32). Comme le disait déjà le Psaume 119, « Ma part, dis-je au Seigneur, c’est d’observer tes paroles » (Osty, Ps 119,57).
L’enseignement du Seigneur porte sur l’importance de choisir la bonne part en vue du Royaume. Il s’agit de vivredans l’amour de Dieu et du prochain (réponse de Jésus au lévite, Lc 10,25) en évitant l’agitation et les soucis, ce que Jésus reproche à Marthe.
En ce sens, tout comme Marie, Marthe est appelée à choisir la bonne part en accomplissant son service, non pas dans l’agitation et le souci, mais en demeurant à l’écoute de la Parole pour porter du fruit en vue du Royaume. Voilà la bonne part qui ne sera pas enlevée à Marie, mais qui est offerte à Marthe. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, …. Et ton prochain comme toi-même. » (Lc 10,27) [4]
Hélène Pinard, FCSCJ, est bibliste et transmetteure de l’Association canadienne du récitatif biblique.
[1] Première version du texte du récitatif biblique en 1989. Depuis, Louise Bisson a révisé le texte et certains gestes (2013-2017).
[2]
Littéralement « la bonne part ».... On sait par ailleurs que l’araméen de Jésus, comme l’hébreu, n’a ni comparatif, ni superlatif. (Augustin George, Assemblée du Seigneur 47, Cerf, 1970, p. 81). Par ailleurs, le mot meilleur existe sous plusieurs formes en grec, mais le Nouveau Testament grec a gardé le mot bonne (Lc 10,42) (NDA).
[3] Texte du récitatif biblique révisé, Louise Bisson, (2017).
[4] Texte du récitatif biblique, Lc 10, 25-30a, Louise Bisson 1995.