Les primevères
Est-ce que nous aussi, nous sommes aveugles ? (Jean
9, 40).
La sainteté nest rien de ce quon imagine. Jai
rencontré aujourdhui une troupe de primevères
bavardant à lair libre et faisant de leurs bavardages
une prière qui montait droit au ciel. Leur cur était
ouvert aux pluies, aux sécheresses et même à
larrachement. Ne pas choisir dans ce qui vient était
leur manière impeccable dêtre saintes. Je piétinais
dans mes pensées quand elles sont apparues sur le bas-côté
de la route, offrant à la lumière le berceau coloré
de leurs pétales. Le vent faisait vibrer leurs formes, imprimant
sur un fond dherbes un texte digne de louanges.
Ceux que je rencontre me font de la peine.
Je vois une ombre un chagrin, une absence, un manque
traverser leurs yeux même quand ils rient, comme un petit
lézard qui se faufilerait entre deux pierres, tremblant dêtre
aperçu. Et moi, je suis pareil à eux. Mon cur
bat dans le noir. La vie sattriste de ne pouvoir nous atteindre
que rarement. Elle est avec nous comme une mère qui donnerait
son cur à manger à ses enfants, et ses enfants
ne voudraient pas goûter à cette nourriture sublime,
ils ne voudraient même pas en entendre parler.
Léclat des primevères,
pour marriver, avait dû déchirer la nuit qui
entoure mon cur. Je tiens pour miracle de voir des choses
très pauvres. Je ne me lasse pas de ces miracles. Le paradis,
ce serait de vivre une journée entière comme une seule
de ces primevères (Christian Bobin, Ressusciter, Gallimard,
p. 58-59).
LIEN : Il y a des aveugles qui ne le sont plus parce
que lintelligence du cur a pris la relève, comme
il y a des voyants qui sont aveugles tant les filtres intérieures
sont puissants et opaques.
Jésus cherche à rejoindre
les pharisiens au-delà de leur scepticisme. Il leur propose
de croire en ce quils voient : un aveugle inondé de
lumière. Mais peuvent-ils seulement le voir ? Toute leur
vision se heurte à leurs rites dépourvus dancrage,
à lhostilité de leur conformisme manipulateur,
hypocrite et mensonger.
La grâce « sattriste
de ne pouvoir nous atteindre que rarement ». Combien souvent
léclat dhumbles primevères narrive
pas à déchirer la nuit de notre cur. De la même
manière, la réalité des émouvantes croissances
de ceux et celles qui nous entourent nous reste invisible parce
que la distraction, lindifférence, le conformisme,
voir le scepticisme et la vanité nous rendent imperméables
à toute perception neuve.
Notre vue a besoin de développer
cette attitude de luminosité intérieure, cette attitude
décrivain qui « place le papier blanc sur la
table et attend que les mots attirés par la luminosité
viennent sy prendre ».
Chronique
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