Voici l’homme. Le Titien, c. 1568-1560. Huile sur toile, 73,4 x 56 cm. Galerie nationale, Dublin (Wikimedia).

Regards de Matthieu sur la passion de Jésus

Yves GuillemetteYves Guillemette | dimanche des rameaux et de la passion (A) – 2 avril 2023

La passion : Matthieu 26, 14 – 27, 66
Les lectures : Isaïe 50, 4-7 ; Psaume 21 (22) ; Philippiens 2, 6-11
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

N’eût été de la résurrection, la mort de Jésus n’aurait pas eu l’impact que l’on sait. À partir du moment où les disciples attestent qu’ils l’ont rencontré vivant après sa mort sur la croix, la résurrection s’impose comme le pivot de la foi chrétienne. Elle devient du même coup le point de départ d’une réflexion sur le sens de sa mort. Par exemple, c’est après la résurrection que l’on proclame Jésus comme un Messie glorieux mais souffrant, alors que durant son ministère, on évitait d’associer Jésus au messie pour éviter toute politisation de l’Évangile. En effet, le messie crucifié, comme le dit saint Paul, est scandale pour les Juifs et folie pour les païens (1 Corinthiens 1,23). Il était donc impérieux, pour les premiers chrétiens, de s’atteler à la tâche de discerner le sens de la mort de Jésus, le Juste par excellence (Actes 3,14). Il fallait donc expliquer comment cette issue tragique faisait partie du dessein salvifique de Dieu.

Très tôt, la réflexion s’est fixée sur l’interprétation sacrificielle de la mort de Jésus. Il était quasi inévitable que ce modèle s’imposât chez les premiers chrétiens à cause de leur appartenance à l’univers religieux et culturel juif où l’on pratiquait encore les sacrifices au Temple. On voit donc apparaître assez tôt une formule brève de profession de foi que Paul a reçue et qu’il transmet à son tour : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures (1 Co 15, 3-4).

Paul exposera dans les lettres aux Romains (Rm 5-6) et aux Corinthiens (1 Co 15) une réflexion bien articulée sur le sujet. Il en sera de même pour l’auteur de la Lettre aux Hébreux. L’interprétation de la mort de Jésus comme sacrifice apparaît également dans les évangiles, non seulement dans les récits de la passion qui s’ouvrent par le geste prophétique de la dernière Cène, mais aussi dans leur théologie où elle affleure par des touches suggestives.

Le récit de la passion selon Matthieu

En ouverture d’évangile, nous sommes déjà au courant que la vie de Jésus est menacée. Hérode « cherche à faire périr » (2,13.20) le nouveau-né Jésus, voyant déjà en lui un concurrent. Les expressions « chercher » et « faire périr » apparaîtront ailleurs dans l’évangile : les chefs « cherchent » à arrêter Jésus après s’être reconnus dans la parabole des vignerons homicides (21,46) ; après une guérison le jour du sabbat, les Pharisiens complotent pour le « faire périr » (12,14) et finalement les grands prêtres et les anciens décident la foule à faire périr Jésus (27,20).

L’accomplissement des Écritures

S’adressant à des Juifs convertis, Matthieu conserve dans le récit de la passion son souci de montrer l’unité des deux Testaments : comment le Nouveau accomplit la Loi et les prophètes. Dans le récit de la passion, il y a abondance de références aux prophètes, dont l’intention est de montrer que les Écritures devaient s’accomplir. Le principe est exposé dans la scène de l’arrestation :

Et voilà qu’un des compagnons de Jésus, portant la main à son glaive, le dégaina, frappa le serviteur du Grand Prêtre et lui enleva l’oreille. Alors Jésus lui dit : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges? Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? »

À ce moment-là Jésus dit aux foules : « Suis-je un brigand, que vous vous soyez mis en campagne avec des glaives et des bâtons pour me saisir ? Chaque jour j’étais assis dans le Temple, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. »

Or tout ceci advint pour que s’accomplissent les Écritures des prophètes. Alors les disciples l’abandonnèrent tous et prirent la fuite. (26,51-56)

On trouve aussi d’autres exemples du souci de Matthieu de montrer l’accomplissement des Écritures :

  • le marché de Judas est mis en rapport avec les 30 deniers d’argent en Zacharie 11,12-13 :

Je leur dis alors : « Si cela vous semble bon, donnez-moi mon salaire, sinon n’en faites rien. » Ils pesèrent mon salaire: 30 sicles d’argent. Yahvé me dit : « Jette-le au fondeur, ce prix splendide auquel ils m’ont apprécié!» Je pris donc les 30 sicles d’argent et les jetai à la Maison de Yahvé, pour le fondeur.

  • les pièces d’argent jetées dans le champ du potier renvoie à Jérémie 19,1-4.6.10-11 :

Tu briseras cette cruche sous les yeux des gens qui t’auront accompagné et tu leur diras : Ainsi parle Yahvé Sabaot : Je vais briser ce peuple et cette ville comme on brise le vase du potier, qui ne peut plus être réparé. On enterrera à Tophèt faute de place pour enterrer. (vv. 10-11)

  • le fiel que l’on donne à boire au lieu de la myrrhe et que Jésus goûte (absent chez Marc) accomplit Psaume 69,22 :

Pour nourriture ils m’ont donné du poison, dans ma soif ils m’abreuvaient de vinaigre.

Jésus est maître de la situation

Quelle est l’identité de Jésus qui souffre la passion ? Matthieu n’évacue pas l’horreur et la honte de la passion de Jésus. À partir de son principe que la passion accomplit les Écritures, Matthieu présente Jésus comme celui qui est maître de la situation. Il la connaît d’avance et l’accepte volontairement. Par exemple, Jésus dira, à propos de la préparation de son repas pascal, il donnera comme motif que « son temps est proche » (26,18) ; en même temps qu’il déclare que son temps est venu, le Sanhédrin se réunit et décide d’arrêter Jésus (26,1-4). Il sait que Judas va le livrer (26,25) ; il consent de son plein gré à son arrestation (26,53). Matthieu donne une dimension cosmique et eschatologique à la mort de Jésus. Il ajoute d’autres prodiges à ceux de Marc, comme l’ouverture des tombeaux, la fente des rochers, la résurrection des saints (Ezéchiel 36,12-13 ; Daniel 12,2). La mort de Jésus signe l’avènement de l’ère finale du salut promis dans le Premier Testament.

La valeur sacrificielle de la mort de Jésus

Matthieu est lui aussi un témoin de la valeur sacrificielle de la mort de Jésus, telle qu’on la trouve dans le récit de la Cène. À la différence de Marc, il ajoute que son sang sera versé pour la rémission des péchés : Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : « Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés » (26,27-28). Cette idée avait déjà été annoncée dans le don du nom de Jésus : elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus : car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (1,21).

Jésus pratique ce qu’il enseigne

Il faut aussi souligner une autre caractéristique de la passion selon Matthieu : Jésus accomplit lui-même ce qu’il demande à ses disciples, en particulier dans le discours sur la montagne. Lui qui affirme que ses disciples doivent faire la volonté du Père (7,21) et prier pour qu’elle se fasse sur terre comme au ciel (6,10), finira par ce soumettre lui-même à cette volonté au moment de l’agonie : Que ta volonté soit faite (26,42). Lui qui interdit toute violence (5,38-42), agira de même lorsqu’un de ses disciples tranche l’oreille d’un serviteur du grand prêtre (26,52). Lui qui déclare heureux les persécutés pour la justice, se verra déclaré juste par la femme de Pilate qui en a eu connaissance dans un songe : Or, tandis qu’il siégeait au tribunal, sa femme lui fit dire : « Ne te mêle point de l’affaire de ce juste ; car aujourd’hui j’ai été très affectée dans un songe à cause de lui. » (27,19).

Le rôle des autorités

Chez Matthieu aussi, les autorités juives sont les responsables de la mort de Jésus. Il l’indique lorsqu’ils négocient la somme versée à Judas (26,14-16) et que, par la suite, ils ne veulent pas reprendre l’argent, déclarant que c’est le prix du sang (27,6). La foule sera entraînée par eux. Ayant rejeté le Fils, Israël voit le royaume de Dieu s’écarter de lui et être offert aux nations. Cet accès des païens est esquissé dans le récit de la passion, avec la femme de Pilate, mais aussi avec la profession de foi des soldats : Quant au centurion et aux hommes qui avec lui gardaient Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande frayeur et dirent : « Vraiment celui-ci était fils de Dieu! » (27,54). C’est la même formule que l’on trouve dans la bouche des apôtres devant Jésus qui s’avance vers eux sur la mer (14,33), de Pierre (16,16) ou dans la déclaration de Jésus devant le Sanhédrin (26,63-64).

Yves Guillemette est curé de la paroisse Saint-Léon de Westmount et directeur du site interBible.org.

Source : Le Feuillet biblique, no 2795. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

Remarque : En y apportant quelques retouches, ce texte a fait partie d’une communication livrée à l’Assemblée générale de SOCABI, le 20 mars 2004, peu de temps après la sortie du film de Mel Gibson sur la passion de Jésus.

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