Sur la route. Arcabas, 1993-1994. Premier de sept tableaux (Les pèlerins d’Emmaüs) de l’église Torre de Roveri, Bergame.

Le chemin d’Emmaüs

Patrice BergeronPatrice Bergeron | 3e dimanche de Pâques (A) – 23 avril 2023

L’apparition aux disciples d’Emmaüs : Luc 24,13-35
Les lectures : Actes 2,14.22b-33 ; Psaume 15(16) ; 1 Pierre 1, 17-21
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Voilà la plus dynamique des apparitions de Jésus ressuscité de toutes celles que rapportent les évangiles! Unique à Luc, cette manifestation « itinérante » du Ressuscité est aussi la plus élaborée des trois qu’il relate. Contrairement à ce que rapportent les évangélistes Matthieu et Jean (et même Marc qui y allude dans sa finale courte Mc 16,7), aucune « christophanie » ne se tient en Galilée chez Luc. Tout se passe autour de Jérusalem et le même troisième jour après la crucifixion de Jésus. En effet, selon la théologie de Luc, c’est à Jérusalem que le ministère de Jésus trouve son accomplissement et c’est de la Ville Sainte que doit naître l’Église et débuter l’évangélisation devant rejoindre toutes les nations. La trame du deuxième tome de Luc, les Actes des Apôtres, respecte bien ce plan divin tel qu’il le conçoit : débutant par la Pentecôte à Jérusalem, il se termine à Rome au terme de la vie de Paul qui l’a consacrée à l’évangélisation des « nations ».

Le scandale de la croix

Deux disciples, par ailleurs inconnus de la tradition chrétienne, s’en retournent penauds vers leur village après les évènements de la crucifixion de Jésus et, par surcroît, la découverte de son tombeau vide. Pour eux, comme pour bien d’autres de leur compatriotes, l’aventure exaltante avec Jésus – « prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple » – s’est terminée avec sa mort ignominieuse emportant, du même coup, leur espérance messianique et nationaliste. Malgré les nombreuses annonces que Jésus a pourtant faites de sa passion aux disciples, sur son chemin de Jérusalem, ils ne peuvent dépasser le scandale de la croix. De leur désarroi, ils s’ouvrent à un compagnon de route mystérieux qui les rejoint.

Leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître

« Étaient empêchés ». Nous sommes devant ce qu’on appelle en exégèse un « passif divin ». Cet usage du passif évoque l’action divine sans avoir à le nommer directement. En fait, si Jésus s’était simplement réveillé de la mort, comme la fille de Jaïre (Lc 8,49-56) ou le fils de la veuve de Naïm (Lc 7,11-17), ils l’auraient reconnu sans peine. C’est que la résurrection de Jésus n’est pas que réanimation et retour à la vie normale. La résurrection de Jésus est toute autre, elle est une entrée dans le monde de Dieu, dans une condition radicalement nouvelle. C’est bien le même, l’homme de Nazareth qui a été crucifié et qui en portent les marques (Lc 24,39) et pourtant, les disciples ont du mal à le reconnaître. Il a bien un corps, le Ressuscité mange devant eux (Lc 24,41-43), pourtant on le prend pour un fantôme (Lc 24,37). Tous les témoins des manifestations du Ressuscité – de Marie Madeleine, aux Onze en passant par Cléophas et son compagnon – « sont empêchés » de le reconnaître d’emblée, non par caprice de Dieu, mais par le fait de cette frontière que Jésus a franchie en basculant dans ce monde de gloire, un certain matin du troisième jour.

L’exégèse de Jésus

Ce qui permettra à Cléophas et son compagnon de dépasser le scandale de la croix et de retrouver un cœur brûlant est un passage par les Écritures. Ils ont la chance d’accéder à l’exégèse même de Jésus. Le Christ glorifié relit avec eux les Écritures (Moïse et les Prophètes) pour leur faire réaliser que les souffrances du Messie étaient annoncées (« Ne fallait-il pas… »). Comme on aurait aimé avoir accès à cette exégèse de Jésus! Malheureusement inaccessible ici, elle est sûrement contenue dans les grands discours de Pierre et de Paul au livre des Actes (2,22-36 ; 13,32-41), comme quoi la prédication missionnaire de l’Église est l’œuvre du Christ ressuscité. Le scandale de la croix leur avait fait perdre la foi, l’intelligence des Écritures la leur fait recouvrer.

Un repas qui leur fait le reconnaître

Le souper d’Emmaüs achèvera de leur ouvrir les yeux pour reconnaître le Ressuscité. Il faut voir, dans cette cène vespérale, l’évocation de l’eucharistie de l’Église à venir, puisque les verbes utilisés pour décrire l’action de Jésus qui préside ce repas sont les mêmes, à peu de choses près, qu’au récit de la multiplication des pains (évocation de l’eucharistie, Lc 9,16) et de la dernière Cène (institution de l’eucharistie, Lc 22,19). La « fraction du pain » est d’ailleurs l’expression technique privilégiée par Luc pour désigner l’eucharistie (Ac 2,42 ; 20,7-11). Paradoxalement, c’est lorsque leurs yeux s’ouvrent enfin sur sa présence que Jésus devient invisible : la reconnaissance de la présence réelle du Ressuscité ne nécessitera plus des yeux de chair, mais ceux de la foi.

But pastoral de ce récit des disciples d’Emmaüs

Les deux autres manifestations du ressuscité que Luc raconte à la fin de son évangile revêtent un caractère plus officiel, visant soit à affermir la primauté de Simon Pierre (Lc 24,34) ou à établir les Onze comme témoins et les envoyer prêcher à toutes les nations (Lc 24,36-49). Nous avons bien besoin de ces témoignages qui fondent le ministère apostolique de l’Église.

Mais en choisissant de raconter cette rencontre du Ressuscité avec les compagnons d’Emmaüs – et de manière aussi déployée – on dirait que l’évangéliste Luc choisit de se tourner vers les simples disciples, destinataires de son évangile dont nous sommes! Nous pouvons tous prendre la place du compagnon anonyme de Cléophas. La vie chrétienne n’est-elle pas un chemin avec le Christ ressuscité? L’exploration des Écritures et l’eucharistie qui ponctuent notre vie ecclésiale ne sont-elles pas des lieux où le Ressuscité se donne à voir à nos cœurs de croyants de façon aussi réelle que les quelques témoins privilégiés du troisième jour? Le chemin d’Emmaüs serait donc l’image de la vie chrétienne et ecclésiale. Nous croyons qu’il s’agit bien du rôle que joue cet épisode et dans l’évangile de Luc, et dans notre itinéraire de disciples.
 
Détenteur d’une licence en Écritures Saintes auprès de l’Institut biblique pontifical de Rome, Patrice Bergeron est un prêtre du diocèse de Montréal, curé de paroisses. Il collabore au Feuillet biblique depuis 2006.

Source : Le Feuillet biblique, no 2800. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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