La parabole des talents. Andreï Mironov, 2013. Huile sur toile, 60 x 50 (Wikipédia).
Fainéants ou engagés ?
Alain Faucher | 33e dimanche du Temps ordinaire (A) – 19 novembre 2023
La parabole des talents : Matthieu 25, 14-30
Les lectures : Proverbes 31, 10-13.19-20.30-31 ; Psaume 127 (128) ; 1 Thessaloniciens 5, 1-6
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Nous arrivons aux limites de l’Année liturgique. Notre regard se tourne vers l’avenir. Un avenir qui inclut Jésus, glorifié par la résurrection. Il est pour nous le Seigneur des seigneurs, le dernier mot de Dieu qui met à notre disposition les dons les meilleurs. Les lectures bibliques du dimanche, particulièrement la deuxième lecture, véhiculent un message constructif par rapport à « la grande échéance » du retour du Seigneur. Et l’évangile et la première lecture présentent des conséquences pratiques de ce retour attendu depuis deux millénaires.
Ces conséquences s’arriment dans une attitude : l’engagement. Alors qu’on s’attendrait à un laisser-aller devant la perspective des temps derniers, la Bible, au contraire, nous suggère d’agir dans le cadre de nos limites pour générer bienfaisance et projets constructifs. Loin de nous confiner dans la fainéantise, l’attente pleine d’espérance du jour du Seigneur est un tremplin de créativité engagée. Autant la femme vaillante de la première lecture que les serviteurs dynamiques de l’évangile mettent devant nous la barre haute, à la hauteur de nos possibilités réalistes.
Une femme plus inspirante que l’on pense
Le Lectionnaire présente quelques extraits du dernier chapitre du livre des Proverbes. Dommage. Car il faut se méfier du seul premier niveau de lecture. Tel qu’élagué, le portrait de la femme idéale sera probablement une déception pour les personnes qui promeuvent les droits des femmes. Le montage présenté aujourd’hui donne l’impression de mettre en valeur uniquement des tâches de moindre importance. Dommage pour cette description de « cheap labor », car le texte au complet (Proverbes 31,10-32) est un poème alphabétique qui met en scène une femme dynamique. La forme « alphabet » où se moule le texte confère à la femme une valeur exemplaire universelle, transposable dans diverses cultures.
La femme modèle prend des initiatives économiques. Elle fait rayonner sa famille. Elle permet la promotion sociale de son époux. Artisanat, commerce, gestion du personnel inspirent les actions de la femme engagée dans son milieu de vie. Le poème complet devient un modèle de comportement honorable et inspirant pour des croyants et des croyantes en attente du grand Jour du Seigneur.
En décrivant l’habileté pratique de la femme digne de louange, le livre des Proverbes nous ramène sur le terrain concret de nos vies. En effet, la vie familiale, la vie économique et la vie sociale bénéficient de l’entrain énergique de cette femme. La forme du poème (chaque ligne commence par une lettre de l’alphabet hébreu) suggère que la description est une généralisation, une série de pistes concrètes offertes à toute personne qui prend Dieu au sérieux. Le ton du dimanche est donné par ce poème : engagez-vous là où vous êtes!
Une échéance stimulante
La deuxième lecture évoque le désir intense qui brûlait le cœur des premières communautés chrétiennes, lorsqu’elles évoquaient la venue finale de Jésus. Quelques versets de la plus ancienne lettre du Nouveau Testament nous plongent dans le débat qui animait les rencontres de ces groupes.
Ces quelques versets ne devaient pas intéresser outre mesure les gens qui ne se souciaient pas de la dernière manifestation du Seigneur Jésus. Pourtant, cette étape s’abattra sur ces inconscients comme une catastrophe, comme la perturbation causée par le voleur ou comme les douleurs qui emplissent soudain la vie de la femme enceinte.
Par contre, pour les frères et les sœurs bien informés du plan du Seigneur, sa venue sera un moment de lumière, qui chasse les ténèbres de la nuit… Belle promesse pour une époque où il était bien difficile de s’éclairer la nuit… Grâce à la vigilance et à la sobriété promues par Paul, on savait comment s’activer jour et nuit, en dépit des apparences décourageantes, trop souvent meublées du silence du Ressuscité.
Il ne s’agissait pas tant de discuter du « quand » que de bien cerner l’attitude pratique à adopter dans les circonstances. L’étape à venir était clairement annoncée : « Vous savez bien… », rappelle Paul aux sœurs et aux frères de Thessalonique. Cela les incitait, et cela nous incite, à nous démarquer, à ne pas vivre « endormis comme les autres », mais à rester en état de servir les autres… et d’accueillir le Seigneur lui-même.
Saint Paul donne aux fidèles une claire compréhension des impacts du temps présent. Il clarifie les engouements des premières générations chrétiennes excitées par la seconde venue de Jésus. La pondération qu’il veut implanter dans la communauté naissante se base sur un savoir : Vous savez très bien que le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit. À première vue, ce n’est pas joyeux. Et pourtant… Ce que nous vivons comme chrétiens change l’évaluation des événements : Comme vous n’êtes pas dans les ténèbres, ce jour ne vous surprendra pas comme un voleur. Donc, pas de surprises désagréables. À l’échéance, nous serons heureux d’avoir investi dans notre réseautage avec Dieu.
Une créativité porteuse d’Évangile
Jésus parle en parabole de sa venue. Son récit laisse les lecteurs d’aujourd’hui assez perplexes. En fait, cette parabole décrit un univers social bien différent du nôtre. Elle fournit des clés de lecture discrètement disséminées dans le texte. Une lecture minutieuse est requise devant le malaise ressenti à cause des comportements caricaturaux des personnages.
De toute évidence, l’homme qui part longtemps en voyage est très riche. Il confie donc ses biens à des gens totalement voués à son service. À notre époque, ce personnage opulent ferait la joie des lecteurs de magazines à potins. Une large part de la population s’intéresse aux aventures des personnes riches et célèbres ! Au temps de Jésus, on se méfiait des riches. On percevait que les ressources disponibles étaient limitées : les riches étaient des accapareurs. Pour cacher leur jeu, ils déléguaient à leurs subalternes le soin d’accaparer toujours plus de richesse. Et eux, mine de rien, en profitaient sans que leurs combines soient visibles…
Dans la parabole, deux des serviteurs ont bien compris ce qui est attendu d’eux. Les sommes impliquées sont fabuleuses. Un talent équivaut facilement à quinze années de salaire ! Rien à voir avec les dispositions psychologiques (les talents de chacune et chacun) sur lesquelles s’attardent trop souvent nos actualisations francophones de la parabole… Les sommes d’argent en jeu sont gigantesques… mais le montant ne semble pas impressionner le maître. Il complimente ses deux serviteurs en parlant des sommes impliquées comme « peu de choses ». Le processus suivi par les deux serviteurs semble être la cause des compliments. Ils ont pris le risque de faire fructifier, et c’est ce qui était attendu d’eux.
Par contraste, le troisième serviteur s’est limité à la procédure légale suggérée par les rabbins. Selon certains rabbins, est réputé avoir pris soin du bien confié celui qui le met hors de vue en le cachant dans la terre. Le maître n’est pas d’accord avec cette vision des choses ! Il exige de l’action : Il fallait placer mon argent à la banque. Le serviteur a beau décrire la dureté du maître, qui s’accapare les biens à son profit, rien n’y fait. Le jugement du maître se base sur l’action, si risquée soit-elle. On peut imaginer, à la limite, qu’un serviteur qui aurait essayé de faire fructifier l’argent sans y réussir aurait été aussi louangé que les deux serviteurs qui ont réussi à doubler la mise.
Jésus ne fait pas la promotion des attitudes agressives du riche. Jésus met en scène des personnes qui risquent ou qui ne risquent pas. Ainsi, Jésus ne peut encourir du petit peuple le reproche de prendre la part du riche : il ne se prononce pas sur le bien-fondé des comportements des accapareurs de ressources. Jésus parle de sa venue : il arrime à l’exemple des risques financiers le risque encore plus grand consenti par les premiers chrétiens. Ces croyants et ces croyantes investissaient leur espérance en fonction de leur certitude : le retour du Seigneur. Ce risque était énorme. Il remettait en question les avantages de la société gréco-romaine. Prendre un tel risque exprimait l’intensité du désir qui animait les jeunes communautés chrétiennes évoquées dans la deuxième lecture.
Saurons-nous renouer avec la créativité de ces groupes centrés sur le retour de Jésus ? Vivrons-nous un engagement réel et audacieux ? Ou nous contenterons-nous de ne rien faire, courant le risque de nous voir relégués aux ténèbres extérieures évoquées dans l’évangile et dans la deuxième lecture ?
Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.
Source : Le Feuillet biblique, no 2821. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.