Le serviteur impitoyable. Claude Vignon, 1629. Huile sur toile, 150 x 108 cm.
Musée des Beaux-Arts de Tours (Wikimedia).

Au Royaume du pardon

Alain FaucherAlain Faucher | 24e dimanche du Temps ordinaire (A) – 17 septembre 2023

Le débiteur impitoyable : Matthieu 18, 21-35
Les lectures : Ben Sira 27, 30 – 28, 7 ; Psaume 102 (103) ; Romains 14, 7-9
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Suite au Concile Vatican II, la construction du Lectionnaire du dimanche a mis en valeur les textes bibliques du Premier Testament. Le lien de ce premier texte avec l’Évangile du dimanche peut prendre plusieurs formes. Ce peut être un contraste entre les contenus. Ou encore, le vieux texte fournit un préalable à l’Évangile qui poussera plus loin la réflexion.

Le présent dimanche exploite une autre possibilité : le contenu des deux lectures entre en résonance réciproque. Ce que dit le Premier Testament est mis en scène dans l’Évangile. Ce que raconte l’Évangile concrétise les affirmations du Premier Testament. Un tel accord est plutôt rare. Ainsi, ce dimanche nous alimente aux sources d’un comportement vital pour la vie des communautés chrétiennes, le pardon. 

Ben Sira intervient moins de deux siècles avant Jésus. Leur cadre de référence est le même : il s’agit de l’alliance avec Dieu le libérateur qui se déploie dans la communauté du prochain et du frère. Offrir le pardon, au-delà de la rancune et de la vengeance, s’avère un signe puissant de l’arrivée parmi nous du Royaume des cieux décrit par Jésus.

Pense à l’alliance du Très-Haut

Il est rare que l’on prenne le temps d’étudier le mot-à-mot des premières lectures proposées par le Lectionnaire du dimanche. La densité de l’extrait proclamé aujourd’hui (Ben Sira 27,30 – 28,7) exige un regard préalable attentif. Pratiquement, chaque mot aura une incidence sur le déploiement du propos évangélique! En effet, le texte de Ben Sira fonctionne un peu comme un scénario. On peut prévoir de nombreux propos de l’Évangile à partir du texte vétérotestamentaire. Donc, ne boudons pas notre plaisir : visitons dans le détail la première lecture, car ce sera autant d’acquis pour apprécier les propos de Jésus dans sa parabole très engagée socialement.

Les deux premiers versets (27,30 et 28,1) décrivent le comportement et le destin du pécheur. Le pécheur s’obstine dans la rancune et la colère. Cette obstination provoquera un effet de retour. Qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur, qui lui tiendra un compte rigoureux des péchés. Dieu est généreux, mais pas naïf…

Le verset suivant (28,2) énonce le principe comportemental directement présenté à l’auditeur attentif : voici ce qu’il faut faire pour qu’il te soit fait de même! On établit le contraire des deux premiers versets consacrés à la rancune et à la vengeance : Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis.

Les trois versets suivants (versets 3, 4 et 5) nous amènent à un niveau de discours hypothétique : « si un homme… s’il n’a pas de pitié… Lui qui est un pauvre mortel… ». Dans tous les cas, la leçon est claire : on reçoit comme on a déjà donné, rien de plus!

Les deux derniers versets (versets 6 et 7) se déploient sur quatre invitations à penser. L’horizon premier est le déclin et la mort de l’individu, réflexion qui s’élargit dans la fidélité aux commandements. Tout en anéantissant la rancune, cette pensée sur les commandements branche le fidèle sur l’alliance du Très-Haut. Voilà le principe supérieur qui permet d’oublier l’erreur du prochain. La saturation du vocabulaire d’alliance (commandements, alliance, prochain) donne de l’envergure au principe du verset 2 utilisant déjà ce vocabulaire : « pardonne à ton prochain… ».

Nous appartenons au Seigneur

Au passage, remarquons que la deuxième lecture (Romains 14,7-9) prolonge en quelque sorte l’évocation de l’alliance qui était le point d’orgue de la première lecture. Ici, dans les propos de saint Paul, nous nous voyons rappeler à quel point la conception biblique de la vie n’est pas limitée à l’autonomie des individus.

Au contraire, personne ne vit pour soi, ou ne meurt pour soi. Vie, mort, c’est pour le Seigneur. Notre appartenance est à la vie, à la mort avec le Seigneur. Il a expérimenté la vie et la mort et est ainsi devenu Seigneur et des morts et des vivants.

Cette manière de décrire la vie humaine en relation avec les autres se nomme « pensée dyadique ». Il s’agit d’une conception de fond dans la Bible, et d’une grande différence par rapport à notre mode de pensée familier.

Nous avons appris à nous référer juste à nous pour la gouverne de notre vie. Quand nous nous mettons à l’écoute de la Bible, nous entendons sans cesse évoquer cette altérité. Peu étonnant que la guérison de la vengeance et son remplacement par le pardon prennent une telle importance dans le Royaume des cieux… Au point d’être mis en vedette dans un récit célèbre de Jésus…

Saisi de pitié…

La première lecture a fourni un canevas sur lequel Jésus déploie un scénario. Ce récit (Matthieu 18,21-35) est en apparence exagéré en ce qui concerne l’aspect financier impliqué. Le débiteur sans cœur doit 160 000 années de travail! Malgré cette exagération, le modèle économique de la prison, utilisé dans la parabole, fait sens. La prison, à cette époque, n’est pas un lieu de réhabilitation sociale.

Non, c’est un intermédiaire du système économique. La prison encadre les travaux forcés effectués au bénéfice de la personne qui a financé (à tort) les besoins du « prisonnier ». Femme et enfants sont embrigadés dans ces travaux qui canalisent pour longtemps leur force de travail.

Nous découvrons rapidement que les propos de Jésus sont calqués sur les thèmes de la première lecture. Ici encore, le vocabulaire qui désigne le bénéficiaire du pardon se réfère à un terme très précis de la vie en alliance. Il s’agit du « frère » qui est digne de recevoir des dizaines de fois le pardon. Dans le cadre de la vie communautaire peut se vivre une répétition de situations qui exigent des pardons également à répétition.

Quand on a été pardonné, on intuitionne qu’il faut à son tour pardonner. Et si on n’est pas disposé à pardonner, on serait plus sensé si on s’abstenait de requérir la générosité de l’auteur de toute miséricorde. Le respect de Dieu le plus élémentaire commande une telle réciprocité… Le récit de Jésus met en scène ces attitudes souhaitables ou condamnables. La parabole met en scène concrètement les contrastes heureux ou malheureux qui pétrissent les comportements positifs ou négatifs des frères et sœurs de la communauté chrétienne.

Ces consignes de vie croyante peuvent nous sembler étranges. Peut-être n’avons-nous jamais eu la chance d’expérimenter les joies et les contraintes de la vie en communauté d’alliance, en communauté de foi. Dans de tels cadres, les propos de Ben Sira et de Jésus n’ont rien d’exotiques. Au contraire, ces propos sont des ingrédients élémentaires pour une vie en communauté réussie.

Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.

Source : Le Feuillet biblique, no 2812. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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