L’hémorroïsse qui toucha le vêtement de Jésus. Arcabas, 1985. Musée d’art sacré contemporain, église Saint-Hugues de Chartreuse (Pinterest).
Dieu crée les vivants pour qu’ils vivent !
Francine Robert | 13e dimanche du Temps ordinaire (B) – 27 juin 2021
Guérison d’une hémorroïsse et résurrection de la fille de Jaïre : Marc 5, 21-43
Les lectures : Sagesse 1, 13-15 ; 2, 23-24 ; Psaume 29 (30) ; 2 Corinthiens 7,9.13-15
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Avec deux récits pour le prix d’un, la construction de ce long passage est spéciale : le récit de guérison d’une femme vient interrompre le déroulement normal du récit sur Jaïre et sa fille malade. L’imbrication d’un récit dans un autre crée un effet de miroir entre les deux : les nombreuses ressemblances et oppositions entre eux invitent les lecteurs à faire des liens. Ainsi chaque récit reçoit de l’autre un surplus de sens.
La femme en perte de vie
Elle souffre d’hémorragie depuis douze ans. Symboliquement, elle est déjà morte pour la religion et la société. Sa perte de sang la rend impure, exclue des liturgies et de tout contacts sociaux. Et rendue stérile par un mal qui l’atteint à la source même de la vie, elle a perdu le seul rôle social des femmes de son temps : enfanter. Puisque la vie de toute chair, c’est son sang (Lévitique 17,14), elle perd sa force vitale et meurt lentement. Mais loin de se résigner, la femme a tout tenté pour guérir, au point de se ruiner. Si la longue description de son état éveille notre compassion, sa ténacité devrait éveiller aussi notre estime.
Elle a besoin d’un Jésus très occupé ce jour-là, pris dans la bousculade des gens curieux. Mais bien décidée, elle prend l’initiative. Où puise-t-elle le courage d’oser un geste si audacieux ? Bien des commentaires parlent de pensée magique : toucher Jésus pour capter l’énergie qui émanerait de lui. Mais d’autres malades se jetaient sur lui pour le toucher (Mc 3,10). Même Jésus touche souvent les gens pour les guérir.
Elle avait appris ce qu’on disait de Jésus. Elle a entendu parler du guérisseur. Justement ce dont elle a besoin ! La rumeur suffit à allumer l’espoir d’un salut possible. Dans quels termes nos contemporains entendent-ils parler de Jésus ? Devons-nous leur servir un discours ‘théologique’ complet ? Ou parler plus souvent d’un Jésus qui révèle le Dieu préoccupé de leurs besoins réels ? Donner envie d’un premier contact, c’est ouvrir vers un éventuel cheminement de foi.
La femme ne demande pas : en public on ne parle pas d’une maladie intime, source de honte. Elle ose le geste clandestin. Son acte de confiance porte fruit : aussitôt l’hémorragie s’arrêta. La sortie de sa force vitale, source de mort, s’arrête. La force vitale qui sort de Jésus, de sa bonté sans contrôle, donne la vie.
Jésus a senti un toucher plus personnel que les contacts fortuits de la foule. Il cherche la personne, il l’invite à aller plus loin, à dépasser ce premier geste d’espoir vécu dans la peur et la honte. Il ne la trouve pas. C’est encore elle qui prend l’initiative, malgré sa crainte. Lui reprochera-t-il le contact impur ? Retirera-t-il la guérison volée ? Tremblante, elle lui dit toute la vérité. Seconde marque de confiance, comme quand on se présente devant Dieu en toute transparence.
Jésus reconnaît la foi dans l’acte de cette femme. Il l’accueille dans la vérité de sa parole, sans l’ombre d’un reproche. Fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton mal. Il reprend le verbe sauver, qu’elle-même avait en tête dans son projet (v. 28). Verbe plus large que ‘guérir’, il évoque le passage de la mort à la vie. La parole de Jésus la restaure dans sa dignité. Il ne rougit pas d’elle et de son impureté. Au contraire, il la félicite d’avoir posé ce geste hardi dont elle avait besoin pour vivre. Car c’est bien cette confiance en Dieu qui s’appelle la foi. Il la délivre ainsi de la peur et de la honte. Seconde guérison qui touche l’être profond de la femme. D’ailleurs il l’appelle thugater, de même racine que l’anglais daughter, qui met l’accent sur la relation filiale, ‘fille de’. Mais il omet l’article possessif ; de qui est-elle la fille, sinon de Dieu ? Cette enfant de Dieu peut poursuivre sa vie dans la paix.
La jeune fille mourante
Le statut social et religieux de Jaïre est à l’opposé de la femme : connu et prospère, en règle avec la Loi, entouré de sa famille et de sa maisonnée. Avec confiance, il sollicite publiquement l’aide de Jésus pour sa fille mourante. Il l’appelle ‘ma fillette’, un diminutif du même mot grec thugater, avec le possessif ‘ma’. De même, les proches de Jaïre lui annoncent la mort de ‘ta’ fillette. Mais Jésus l’appellera plutôt ‘l’enfant’, la séparant déjà un peu de ses parents.
Il la sépare aussi du diagnostic de mort : elle dort, dit-il. La mort n’est-elle pas un sommeil dont nous serons réveillés, aux yeux de Dieu ? Chef de synagogue, Jaïre partage sûrement la foi juive en la résurrection. Mais tout parent désire protéger son enfant contre la mort, pourtant inévitable tôt ou tard. Et l’espérance en la résurrection ne répare pas l’arrachement terrible vécu par les parents qui perdent un enfant. La tragédie frappe Jaïre : sa fillette est morte. Et s’il pense que Dieu a voulu cette mort, comment ne pas craindre un tel Dieu ?
N’aie pas peur, lui dit Jésus, aie seulement confiance (ou crois seulement, selon les deux sens du mot). On le voit encore ici : la foi, c’est le contraire de la peur, c’est la confiance en Dieu, comme dans le récit de la tempête apaisée dimanche dernier (4,40). La foi-confiance, c’est se tourner sans crainte vers Celui qui donne la vie et appelle à vivre. Jésus invite donc Jaïre à dépasser sa confiance initiale, comme il l’a fait en appelant la femme au dialogue. Mais on ignore la réaction de Jaïre à cet appel.
En ‘réveillant’ l’enfant, Jésus donne à Jaïre un signe clair : Dieu est le Dieu des vivants (12,27). Bien sûr nous serons toujours blessés par la mort. Mais avec Jésus, on reçoit la confirmation que le dernier mot appartient au Dieu de la Vie.
Le récit nous informe alors que l’enfant a douze ans. Pourquoi ? À l’âge d’être bientôt fiancée, elle va ‘mourir’ à sa vie de ‘ma fillette’, vécue dans l’ombre de son père. Jésus l’appelle ici chorazion, ‘jeune fille’ [1]. Se levant, elle fait ses premiers pas dans sa vie de femme, vers une nouvelle famille et ses enfants à venir. Elle rejoint ainsi la femme qui retrouve sa fécondité, après douze ans d’une maladie qui la rendait stérile.
Jésus sur le même chemin
Le relèvement de la jeune fille a eu lieu dans l’intimité familiale. Jésus a chassé la foule, refusant de transformer l’événement en spectacle pour les curieux. Il demande même qu’on n’en parle pas. Mais cette consigne de silence est peu vraisemblable car la mort de l’enfant est déjà connue. Marc l’ajoute pour la catéchèse des lecteurs. Les témoins ne sont pas présentés comme admiratifs et louant Dieu, mais stupéfaits, signe qu’ils ne comprennent pas le sens véritable de ce qu’ils ont vu. Ce qu’ils pourraient en dire est insuffisant sans l’éclairage pascal. Et nous, qu’en dirons-nous ?
La mention des trois disciples présents nous indique le chemin à suivre : Pierre, Jacques, et Jean seront à la transfiguration, puis à l’agonie (9,2 ; 14,33). Témoins des moments essentiels où s’exprime le mystère de Jésus, moments qui évoquent sa mort et sa résurrection. Celui qui a relevé l’enfant morte est aussi celui qui perdra tout contrôle sur sa propre vie. Déjà son attitude avec la femme montrait qu’il ne tient pas à tout contrôler [2]. N’est-ce pas cela, entrer dans la mort ? Les lecteurs sont invités à percevoir déjà, dans ces récits, l’être profond de Jésus qui vivra l’angoisse lui aussi, et le véritable ‘lâcher prise’ de la mort, passage obligé vers la vie en plénitude reçue de Dieu. Témoignage ultime de sa totale confiance au Dieu qui nous a créés pour la Vie, comme nous le rappelle la première lecture de ce dimanche.
Deux figures de notre humanité
Les deux femmes de ce récit vivent une renaissance, vers une vie ouverte sur la fécondité. Chacune de nos vies connaît ses maladies et ses guérisons, ses deuils et ses formes variées de fécondité. C’est maintenant que nous avons besoin de guérison et de consolation, maintenant que des vies brisées ont besoin d’être relancées vers un avenir meilleur, même si la mort est au bout de la route. L’emploi du verbe ‘sauver’ plutôt que simplement ‘guérir’ (5,23.28.34) montre que pour Marc, et pour Jésus, la guérison et la restauration de la dignité font bien partie du salut dans la vie de maintenant.
Jésus n’est plus là pour nous guérir ou ramener nos morts, mais sa Bonne Nouvelle est toujours là, nous invitant à entrer pour de bon dans le monde nouveau de Dieu et à y trouver la guérison dont nous avons tous besoin maintenant. Toute guérison, tout relèvement de vie brisée, toute dignité retrouvée s’appelle ‘salut’ quand nous savons y discerner avec confiance un signe plus profond de la vie à venir, vie en plénitude avec Dieu.
Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).
[1] Ce diminutif du mot chorè, jeune femme, désigne la fille d’Hérodiade dont la danse a séduit Hérode (6,22.28).
[2]
Il faut lire la réécriture que Matthieu fait de ce récit (9,20-22), pour mesurer le non contrôle de Jésus dans le récit de Marc.
Source : Le Feuillet biblique, no 2717. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.