Le Christ et les disciples d’Emmaüs. Bas-relief roman du début du 12e siècle. Abbaye Saint-Dominique de Silos, Espagne (Lawrence OP / Flickr).
S’ouvrir ou se fermer à la Parole de Dieu et à ses simples témoins
Marie de Lovinfosse | 3e dimanche de Pâques (A) – 26 avril 2020
L’apparition aux disciples d’Emmaüs : Luc 24, 13-35
Les lectures : Actes 2, 14.22b-33 ; Psaume 15 (16) ; 1 Pierre 1, 17-21
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Et voici, ce même jour […] (Luc 24,13). Dès le début du récit, le lecteur et la lectrice sont invités à relier l’épisode des deux disciples d’Emmaüs avec celui qui le précède et qui se déroule le premier jour de la semaine, à la pointe de l’aurore (24,1). Des femmes parmi le groupe des disciples, notamment Marie de Magdala, Jeanne et Marie mère de Jacques, se sont rendues avec leurs aromates au tombeau, là où elles avaient vu que le corps de Jésus avait été enseveli la veille du sabbat. Elles ont trouvé la pierre roulée, sont entrées mais n’ont pas trouvé son corps. Deux hommes en habit éblouissant, à vrai dire des anges, leur ont révélé que celui qu’elles cherchaient est vivant, ressuscité. Elles ont annoncé cette bonne nouvelle aux Onze et aux autres, mais ils considérèrent que cela n’avait pas de sens et ne crurent pas en elles. À son tour, Pierre a couru au tombeau mais n’a vu que les bandelettes (voir 24,1-12).
Reliés ensemble, ces deux passages (24,1-12 et 24,13-35) s’étendent du levant au couchant du premier jour de la semaine. D’autres indices encouragent un tel élargissement du champ de lecture pour mieux comprendre ce qui se passe sur le chemin d’Emmaüs. En effet, les deux disciples en chemin vers ce village relatent à leur manière les faits survenus à l’aurore autour du tombeau, à savoir le témoignage stupéfiant de femmes de leur groupe, puis la visite de quelques-uns d’entre eux ayant dès lors pu attester que l’endroit est conforme aux paroles des femmes, sans avoir vu Jésus ressuscité (24,22-24).
Deux récits soulignant la difficulté à croire, en écho au début de l’évangile
Un même verbe est repris dans les deux récits – « croire » – pour en souligner la difficulté. D’une part, ces paroles leur semblaient du non-sens et ils ne croyaient pas ces femmes (24,11). Les femmes, pourtant disciples qualifiées et témoins oculaires, ne sont pas jugées crédibles par les Onze. Elles subissent un sort analogue à celui de Jésus tant que celui-ci demeure incognito…
D’autre part, ô [hommes] inintelligents et au cœur lent à croire tout ce dont ont parlé les prophètes ! (24,25). L’interpellation est d’autant plus forte qu’elle est formulée par Jésus aux deux disciples en marche vers Emmaüs. Ces deux versets sont propres à l’évangile selon Luc qui contient d’autres occurrences où Jésus expriment le manque ou le peu de foi de ces interlocuteurs. Il s’agit le plus souvent de ses disciples, en particulier ou avec d’autres, sinon des autorités religieuses. Pensons par exemples à ces passages où Jésus dit à ses disciples : Où est votre foi ? (8,25), en pleine tempête, ou encore Mais si l’herbe dans les champs qui aujourd’hui est et demain [sera] jetée au four, Dieu l’habille ainsi, combien plus [le fait-il] pour vous, [hommes] de peu de foi ! (12,28, aux disciples) Au contraire, quand Jésus reconnaît la foi de quelqu’un, il s’agit de personnes qu’il rencontre au passage, des gens inconnus ou marginalisés par rapport au peuple juif : des brancardiers (5,20), un centurion (7,9), une femme dite pécheresse (7,50), une femme hémorroïsse (8,48), un lépreux samaritain (17,19) ou encore un aveugle mendiant au bord du chemin (18,42).
Dans la conclusion de son évangile, Luc reprend ainsi un thème avec lequel il avait ouvert sa narration. En effet, Zacharie, pourtant prêtre, n’avait pas cru dans les paroles de l’ange qui lui était apparu dans le temple (1,20), alors que Marie, cette jeune femme du petit hameau de Nazareth, sans titre ni fonction reconnue par la société, avait, au prix de sa vie, osé croire en l’accomplissement des paroles de l’ange qui était entré dans son humble logis (1,45).
Chemin Emmaüs, chemin de la foi ?
Est-il si difficile de croire ? Quelles sont les dispositions qui ouvrent à la foi ? En bon pédagogue, Jésus nous livre le secret de la foi à travers la parabole des grains semés, qu’il prend soin d’expliquer, d’une façon originale dans la version lucanienne : Ceux qui sont le long du chemin sont ceux qui ont écouté, ensuite vient le Diable, [c’est-à-dire, selon l’étymologie grecque, "celui qui dénigre"], et il enlève la parole de leur cœur, de sorte qu’ils ne croient pas et ne soient pas sauvés. Ceux sur la pierre, [sont] ceux qui après avoir écouté, accueillent avec joie la parole, et ceux-ci n’ont pas de racine, qui pour un moment croient et, au moment de l’épreuve, abandonnent. (8,12-13) Avoir des racines, n’est-ce pas comme Marie, apprendre à recueillir et méditer dans [notre] cœur (2,19, voir 2,51) les événements en interaction avec les paroles reçues, à reconnaître que Dieu est toujours plus grand que notre perception ou nos convictions, et à lui demander de nous ouvrir à son projet de vie ?
Le passage de l’incrédulité à la foi, de l’endurcissement à l’ouverture du cœur, telle est la grâce que Jésus enseigne aux deux disciples sur le chemin d’Emmaüs. En effet, il commence par les faire parler et les amène ainsi à recueillir, dans leur singularité, les événements tels qu’ils se sont présentés à eux. Ensuite, dans une dynamique dialogale, il fait parler les Écritures avec leurs résonnances inépuisablement inouïes et vivifiantes. Leur cœur devient brûlant… Ils expérimentent que leur demeure n’est plus figée dans des zones de confort et des certitudes closes, mais fondée dans la relation avec cet autre qui les étonne, les rejoint, leur échappe et les transforme en pèlerins porteurs d’une joyeuse nouvelle.
Parole de Dieu, paroles de prophètes et paroles de simples témoins : un même sort
Les Onze et les autres avaient jugé dénuées de sens les paroles de femmes disciples. De la même manière, Jésus ressuscité est d’abord traité par deux d’entre eux comme un étranger ignorant. Jésus joue le jeu et, au bout d’un moment, il ne se prive pas de les interpeller ardemment : Ô [hommes] inintelligents et au cœur lent à croire tout ce dont ont parlé les prophètes ! (24,25) D’après les propos de Jésus, les paroles de prophètes que les disciples ont négligées sont celles qui évoquent les souffrances du Messie, comme espace par excellence où se révèle sa gloire (24,26). Luc est le seul parmi les évangélistes à expliciter en divers passages de son Évangile et des Actes des apôtres une identification de Jésus avec le Serviteur souffrant et exalté qu’Isaïe a annoncé, en particulier en Isaïe 52,13–53,12. Avant la résurrection, les seuls contemporains de Jésus à le suivre sur ce chemin de serviteur sont justement… des femmes devenues librement servantes, de véritables pionnières dans la foi et dans la mission : Marie (Luc 1,38), ainsi que Marie de Magdala, Jeanne, Suzanne et bien d’autres (8,2-3).
En ce temps pascal, temps de l’annonce inouïe, temps de la vie nouvelle inattendue, n’ayons pas peur de demander à Jésus de nous faire entrer toujours plus loin sur ce chemin de foi inédite et de service libérateur, à sa suite, en ouverture à sa Parole et à chaque personne, en particulier, celle dont la voix n’est pas accueillie.
Membre de la Congrégation de Notre-Dame, Marie de Lovinfosse est professeure d’exégèse biblique à l’Institut de formation théologique de Montréal.
Source : Le Feuillet biblique, no 2661. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.