(Markus Spiske / Unsplash)
Un Évangile exigeant… et inclusif
Alain Faucher | 23e dimanche du Temps ordinaire(A) – 6 septembre 2020
La correction fraternelle : Matthieu 18, 15-20
Les lectures : Ézéchiel 33, 7-9 ; Psaume 94 (95) ; Romains 13, 8-10
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Remontons dans le temps, deux ou trois générations en arrière. Une poussière de temps, à l’échelle de l’histoire de l’humanité! Dans notre société tissée serrée, nous vivions dans l’illusion que les gens de chaque partie de la société pratiquaient la même religion. Il semblait alors normal que la vie de chaque personne soit transparente aux yeux de tout le monde. L’atmosphère de cette époque, décrite dans les romans et au cinéma, semble assez étouffante. Comme si aucun espace privé n’y était possible… Tout le monde semblait prendre plaisir à évaluer la place qui revenait à chacun et à juger tout le monde. Et chacun, chacune espérait que jamais personne n’ait la chance de lui rendre la monnaie de sa pièce...
L’écho de cette époque révolue, pas si ancienne pourtant, nous fait hésiter devant un texte d’évangile qui promeut l’existence de limites bien claires. Malgré tous les défauts de cette époque révolue, son ambiance nous permet de comprendre ce qui se passait au temps de Jésus. Les comportements en société semblaient écrits d’avance. Chacun, chacune devait tenir sa place, jouer son rôle, sans grande possibilité d’innovation. L’honneur de chacun consistait précisément à tenir son rôle sans grande ouverture sur l’innovation.
Quand j’entends aujourd’hui Jésus parler des agissements déviants des autres, je perçois à quel point nous vivons dans une société à l’opposé de celle qui a vu naître l’Évangile. Dans nos villes, souvent, on ne se connaît pas, on ne veut pas créer de remous, on veut donner l’image de gens qui respectent les opinions des autres. Chacun, chacune dans son coin, c’est le meilleur moyen de ne pas avoir de guerre…
Traduire l’Évangile au présent
À notre époque, nous sommes donc un peu dépassés, voire terrorisés par des affirmations et des normes de comportement qui s’inséraient bien dans l’époque de Jésus. Le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui diffère de ce qui se passait au temps de Jésus. Mais nous nous sommes lancés le défi, comme croyants et croyantes, d’intégrer à notre vie d’aujourd’hui les acquis constructifs d’une religion venue d’un autre temps et d’un autre type de société.
Par comparaison avec ces bases fondamentales de notre religion, nous constatons que nous avons peut-être été trop loin dans l’abandon des normes fondamentales de notre vie croyante. Nous avons éliminé beaucoup de repères qui aident les membres de l’Église à vérifier s’ils font encore partie du groupe des disciples.
Chacun, chacune dans son coin? L’Évangile nous propose la situation opposée. Matthieu met en scène des gens qui se connaissent et se considèrent comme frères et sœurs. Donc, des gens qui se respectent parce qu’ils sont tous enfants du même Père. Des gens qui ensemble sont l’Église. Des gens dont la vie communautaire intéresse le ciel!
C’est ce qu’exprime le cœur de l’Évangile, la grande déclaration de Jésus : « Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. » La vie communautaire, non seulement ça change le monde, mais ça fait de l’écho jusque dans la maison de Dieu. Oui, ce que nous faisons entre nous, les fils et les filles adoptifs de Dieu, cela change quelque chose jusque chez Dieu. Une fois plongés dans le baptême, une fois plongés dans la mort et la résurrection de Jésus, nous sommes des gens dont la vie, dans toutes ses dimensions, devient une manifestation de la présence de Jésus au monde.
Objectif : inclusion
Dans ce contexte très précis, lorsque l’Évangile parle de péché, ce n’est pas un discours qui vise à nous faire intervenir contre une manie un peu comique, un peu bizarre ou exotique, comme ces habitudes qui nous agacent chez nos voisins. Un péché, c’est ce qui est porteur de mort, c’est ce qui entraîne la décomposition d’un groupe de chrétiens et de chrétiennes. Un péché, c’est en même temps ce qui provoque l’isolement d’une personne par rapport à sa famille chrétienne.
De là l’obligation qui est faite à chaque baptisé un peu déluré de ne pas tolérer que, devant lui, devant elle, quelqu’un ou quelqu’une qui se réclame du même Dieu et de la même Église pose des gestes qui décomposent la communauté. Il ne s’agit pas de jouer aux gâcheurs de veillée pour des vétilles. Il s’agit au contraire d’accorder nos violons et de chanter sur le même ton…
Comprenons-nous bien. Ces paroles de Jésus ne sont pas une invitation à écraser et à exclure des gens. Ces paroles, au contraire, incitent à faire tout ce qui est possible pour que quelqu’un continue d’appartenir à la famille des enfants de Dieu, s’il a déclaré ou manifesté que cela compte dans sa vie. Celui, celle qui refuse d’écouter manifeste simplement qu’il n’est déjà plus là. C’est lui, c’est elle qui se met à part, et non pas les gens qui veulent le réinsérer en plein courant d’amour de Dieu et des autres.
Vécu de terrain
Prenons un exemple, pas hypothétique du tout. Supposons que quelqu’un tienne à faire partie d’un groupe de la paroisse, et, qu’en même temps, cette personne ridiculise la croyance en la résurrection, pour proposer à la place d’autres conceptions de l’après-mort, du genre « réincarnation ». Il est impossible de faire comme si ce n’était pas grave. Les déclarations de cette personne touchent le fondement de la vie en Église. Un choix clair est requis à la base. Nous sommes l’assemblée des disciples du Ressuscité. Il faut que la communauté chrétienne réagisse quand quelqu’un essaie de la diluer en niant ses convictions de fond!
En même temps qu’elles sont très exigeantes, les paroles de Jésus font rêver. Cet Évangile suppose une situation communautaire presque idéale. Si nous sommes fatigués de vivre notre christianisme comme quelque chose de privé entre Jésus et soi-même, nous comprendrons facilement à quoi peut servir le cérémonial d’inclusion décrit par Jésus. C’est un protocole public de réinsertion dans la vie du groupe des disciples. C’est une manifestation de bonté. C’est une déclaration de foi en l’avenir… Le frère ou la sœur qui s’écarte peut encore apporter beaucoup à la vie du groupe, après réajustement…
Notre communauté chrétienne actuelle n’est peut-être plus à la hauteur pour intervenir et renforcer la foi de ses membres. Même si notre vie communautaire est au point le plus bas, n’allons pas trop vite dire que cela ne nous concerne pas. Il faut garder la barre très haute. Le projet de Jésus tel qu’exprimé par Paul dans la deuxième lecture est fort clair : « N’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel. » Le devoir qui va avec nos droits fondamentaux de baptisés, c’est celui de nous maintenir en relation de fraternité affectueuse avec d’autres personnes de l’Église. Nous ne sommes plus dans le domaine du facultatif. Nous sommes dans le domaine de l’obligatoire. Du nécessaire.
Un long vécu ensemble est requis pour pouvoir intervenir sur ce qui compte vraiment. Il ne s’agit pas de commencer à modifier les gens à notre goût. Il s’agit de s’éloigner de ce qui brouille la transparence de notre engagement à vivre ensemble l’amour de Dieu et l’espérance qu’il nous donne dès maintenant. Il faut, les uns pour les autres, assurer la sécurité de la maison-Église contre les intrusions décapantes. Un peu comme le veilleur de la première lecture assurait autrefois la sécurité des villes, en surveillant l’arrivée éventuelle des ennemis.
Impact sur la vie de notre paroisse
Souvent, nous percevons la paroisse catholique comme une station-service, qui nous fournirait ce que nous demandons quand nous jugeons que nous en avons besoin. C’est une partie de la réalité. Il y a aussi l’autre volet de la réalité. La paroisse qui donne la chance de vivre une aventure communautaire intéressante. La paroisse est le lieu où nous découvrons que nous pouvons réussir toutes sortes de belles choses, vivre toutes sortes d’événements qui sont porteurs de la présence de Jésus. Cette même paroisse, servante de nos besoins, peut devenir en plus un tissu de petites cellules de vie chrétienne, une communion de communautés où l’on apprend à grandir ensemble dans la foi, l’espérance, la charité. La paroisse a intérêt à soutenir ces groupes où l’on découvre chaque jour qu’elle est vraie, la Parole de Jésus : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. »
Dans une paroisse, nous ne sommes pas réunis pour nos beaux yeux. Bien sûr nous sommes les gens les plus plaisants et les plus agréables au monde. Mais cela ne suffit pas à cimenter longtemps les liens entre nous. Nous sommes là à cause du nom de Jésus. Nous sommes là pour redire aux générations dont nous sommes cette extraordinaire espérance qui est le trésor de notre foi. Là réside notre certitude : notre vie ensemble est le premier pas dans notre vie éternelle. Elle se passera ensemble avec Jésus, et non dans une solitude effrayante.
Comme ce fut le cas pour le prophète de la première lecture, obligation nous est faite de devenir veilleurs pour la nouvelle maison d’Israël, l’Église. Notre acharnement à agir ensemble au nom de Jésus, peu importe l’activité, proclame nettement que la foi ne se vit pas tout seul, mais bien dans des rencontres pratico-pratiques vécues ensemble. Cela équivaut à adopter une conduite qui soit un avertissement pour l’ensemble de la société.
Notre certitude sur la valeur de cette vie terrestre est fondée sur la parole de Jésus : « tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel ». La vie ensemble, c’est le début de la vie éternelle, et pas seulement une étape insignifiante d’une réincarnation qui condamne à l’éternelle solitude. Ce que nous avons à dire au monde par notre fraternité vécue à cause de Jésus, c’est que l’avenir de toute personne réside justement dans ce compagnonnage éternel avec celui qui est source de vie.
Restez attentifs (Ézéchiel 33, 7-9)
Trois versets suffisent à préciser le rôle d’un prophète au bénéfice de son groupe d’appartenance. Sa prise de parole a des conséquences pour les auditeurs et pour lui-même, le transmetteur de la parole du Seigneur Dieu. En effet, le prophète transmet une parole d’avertissement de la part de Dieu. Le prophète agit comme un veilleur qui se dévoue au service de la sécurité de la ville... ce qui lui profite également!
Le texte présente deux cas différents de réaction du méchant (i.e. de la personne qui dévie par rapport à la Torah : voir par exemple le Psaume 1). Lorsque la transmission n’est pas assurée par le veilleur, l’effet négatif se fait sentir sur le déviant, et c’est le transmetteur déficient qui est déclaré responsable. Lorsque la transmission est faite et que le déviant n’écoute pas, la vie du transmetteur demeure intacte.
Renforcement positif (Romains 13, 8-10)
Le projet de Jésus exprimé par Paul dans la deuxième lecture est clair : « Ne gardez aucune dette envers personne, sauf la dette de l’amour mutuel » (Romains 13,8). Le devoir qui vient avec nos droits fondamentaux de baptisés, c’est d’entrer en relation de fraternité avec d’autres personnes de l’Église.
Nous ne sommes plus dans le domaine du facultatif. Nous sommes dans le domaine de l’obligatoire. Du nécessaire. Que les paroles exigeantes de Jésus nous aident à construire ensemble une communauté chrétienne bien vivante et bien réelle. Tel est le travail que Dieu attend de nous… Filles et fils adoptifs de Dieu, ce que nous construisons ensemble a de l’impact jusque dans le cœur de Dieu.
Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.
Source : Le Feuillet biblique, no 2671. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.