(Nir Naamat / 123RF)
Pour adultes seulement
Alain Faucher | 6e dimanche du Temps ordinaire (A) – 16 février 2020
Jésus et la Loi : Matthieu 5, 17-37
Les lectures : Ben Sira le Sage 15, 15-20 ; Psaume 118 (119) ; 1 Corinthiens 2, 6-10
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
« Jésus enseigne l’amour », selon le résumé que s’en formulent la plupart des gens. Cela implique-t-il que Jésus ait renié toutes les balises installées au fil de l’expérience humaine et de la croissance du peuple de Dieu? Quelle contribution apporte Jésus à la révélation déjà donnée au peuple de Dieu? En dénoncer l’imperfection? Ou porter à maturité les multiples applications de l’alliance offerte par Dieu à son peuple?
L’évangile, le très long évangile de ce dimanche va dans le sens d’un renforcement. Deux lectures costaudes préparent le terrain pour le discours fort abondant de Jésus. Un sage et un apôtre font appel au sérieux des adultes dans la foi pour accueillir dans leur vie la portée vivifiante des commandements et du mystère de Dieu. Ce mystère s’y révèle et s’y précise avant de concentrer l’attention sur Jésus ressuscité, le Seigneur de gloire.
Ben Sira le Sage 15, 15-20
Le contexte de rédaction de ces lignes est proche du temps de Jésus. Environ dix-huit décennies séparent les deux époques. Le maintien de la foi du peuple élu est soutenu par ce livre « récent » de l’Ancien Testament. Il suppose une société où de multiples choix s’offraient aux croyants juifs. Le peuple de Dieu a vécu des changements politiques et sociaux assez éprouvants, au cours des siècles précédents. Au terme de cette évolution, le peuple est minoritaire, en contact constant avec de multiples propositions de foi et de comportement.
L’art de vivre de Ben Sira intègre dans son époque les normes de la Torah, la Loi du peuple libéré jadis de l’esclavage d’Égypte. Dans sa mentalité, il y a une relation directe entre le chemin choisi et les conséquences spirituelles, voire même matérielles.
Quatre courts blocs de textes se succèdent dans la lecture consacrée à parts presque égales au Seigneur et à l’être humain. D’abord, le sage affirme que le choix de rester fidèle appartient à l’auditeur. Ensuite, l’auteur souligne le contraste entre les possibilités : comme l’eau et le feu, la vie et la mort sont proposées comme options. Tout cela repose sur la grande sagesse divine, elle qui voit tout et connaît tout. Le dernier bloc affirme que le Seigneur ne donne jamais la permission de pécher. On entend comme en écho la nouvelle formulation du Notre Père : « ne nous laisse pas entrer en tentation ».
Dieu a offert le meilleur à l’humanité : son alliance. Chaque personne est libre d’accepter ou non ce don. Une fois la décision prise, le « oui » donné à Dieu comporte des exigences. Le choix possible ne justifie en rien d’adopter l’option qui éloigne de Dieu. Dans sa clairvoyance, Dieu aura tôt fait de jauger l’adhésion de la personne au projet de vie de son libérateur...
1 Corinthiens 2, 6-10
« C’est bien de sagesse dont nous parlons devant ceux qui sont adultes dans la foi… » Les propos de Paul sur la sagesse sont en étroite résonance avec les deux autres lectures bibliques de ce jour. Paul utilise cinq fois le mot « sagesse », expression du « savoir-faire » dans la Bible. Le contexte (compris dans l’extrait proclamé dimanche dernier) démontre que les propos de Paul concernent Jésus Christ crucifié, manifestation de la puissance de Dieu.
Une distinction entre les niveaux de sagesse s’opère donc. Dans la culture hellénistique, les beaux esprits sont portés sur la main. La confusion est possible entre la capacité de raisonner et l’accueil des mystères du Seigneur. Le point de vue de Paul devait être bien difficile à accepter par des hellénistes convertis: il ne faut plus se contenter du savoir-vivre humain, si relevé soit-il, mais recevoir comme un don une sagesse autre, canal de la révélation de Dieu. Cette acceptation provoque une autre manière de voir les choses, comme la mort du Christ en croix qui cesse d’être objet de honte pour devenir (par la médiation de la résurrection) source de salut et de fierté. Ce revirement de point de vue est déjà, en soi, une contestation de la valeur du jugement des pouvoirs de ce monde. Pourquoi se limiter, alors, à la sagesse qu’ils véhiculent, et se priver des lumières de l’Esprit de Dieu?
Conséquence inattendue de ce nouveau type de sagesse : une transformation des relations entre les croyants. Il n’est plus question d’articuler la communauté selon des normes d’élitisme intellectuel. Une égalité fondamentale s’installe entre les membres du nouveau peuple de Dieu. Sur la base de cette norme égalitaire, Paul proposera, plus loin dans sa longue lettre, des solutions inattendues aux situations conflictuelles qu’on lui avait soumises. Mais déjà le texte d’aujourd’hui qualifie la valeur pratique du mystère de Dieu révélé aux croyants. Ils y sont décrits comme « ceux qui aiment Dieu », « ceux qui sont adultes dans la foi ». Si Paul écrivait aujourd’hui, il ajouterait sans doute un conseil pour ces adultes accomplis : n’oubliez pas d’inclure la formation religieuse dans vos projets de formation continue!
Matthieu 5, 17-37
Quel est votre réflexe spontané devant un texte du Premier Testament? Intérêt curieux? Dédain devant des affirmations selon vous dépassées? Selon votre point de vue chrétien, quelle devait logiquement être la réaction de Jésus? Intérêt pour un élément de son patrimoine religieux, incontournable mais encombrant? Dénigrement? Renforcement grâce aux multiples applications de l’alliance offerte par Dieu à son peuple?
D’une manière très respectueuse pour la formulation des commandements qu’il évoque, Jésus en fait ressortir des applications concrètes et exigeantes. Ces paroles tirées entre autres du livre de l’Exode, à l’égal du nom de Dieu, n’étaient semble-t-il jamais transcrites comme telles. On évoquait ces paroles sacrées en y faisant sobrement allusion.
Curieusement, notre culture catholique populaire ne fait pas la part belle aux sources les plus profondes du langage de Jésus. Le début de l’évangile, aujourd’hui, insiste pourtant sur le lien solide perçu par Jésus : l’enseignement des modalités de l’alliance offerte par Dieu à l’humanité est inclus dans son mandat de mener à leur terme ses composantes. Jésus n’abolit rien. Il mène les paroles à leur terme. Aucune exception ne semble admissible, en quantité comme en qualité. Les commandements doivent durer aussi longtemps que le cosmos mis en place par le Créateur. Cela revient à affirmer que ces enseignements sont valables à jamais. À condition d’aller plus loin que la justice des meilleurs experts du Judaïsme de l’époque, les scribes et les pharisiens.
Cette connexion du Premier et du Nouveau Testaments, véhiculée dans les paroles de Jésus, a souvent fait problème pour les chrétiens. Vers 160, à Rome, Marcion rejeta toute influence juive dans la révélation chrétienne. Il élimina tout le Premier Testament. Il rejeta tout évangile qui comportait des traces de l’héritage juif. Vous devinez le sort qu’il réserva à l’évangile selon Matthieu que nous lisons aujourd’hui!
C’était malheureusement un recul. Jésus s’y présente comme une autorité, un « auteur » qui vient expliciter la portée inouïe des dires essentiels de la Torah sur le meurtre, l’adultère, la présence divine invoquée dans le cadre du serment. Jésus ne révoque rien : il bonifie tout!
Déjà, dans le Judaïsme, les commandements évoqués par Jésus avaient une portée grandiose. Ainsi, Méïr Tapiero, dans la rubrique « Historique, analyse et structure » du livre Les dix paroles (Paris, Cerf, 1995, pages 139-140) précise l’impact religieux des commandements sociaux, les commandements tournés vers le prochain. Les cinq commandements sociaux, écrits sur la deuxième Table, font face aux cinq commandements religieux de la première. Ainsi, qui verse le sang humain porte atteinte au Créateur. Qui commet l’adultère se détourne vers d’autres dieux et trahit l’Éternel. Celui qui vole est amené à invoquer en vain le nom de Dieu (Jérémie 7,9). Ou encore, dans le commerce qui fait appel au nom de Dieu comme tierce partie garante de qualité, on couvrait la malhonnêteté par le ciel ou par Jérusalem… Celui qui convoite la femme d’autrui pouvait avoir un enfant qui maudira ses parents et honorera celui qui n’est pas son véritable père.
L’évangile de ce dimanche met en scène d’autres ingrédients cohérents avec la culture méditerranéenne. Ainsi, les propos sur l’adultère ont comme arrière-fond la lutte continuelle pour maintenir à flot l’honneur de la famille. Cette quête est si forte qu’elle conduit en cas de dérapage à la mutilation (métaphorique!) des signes corporels véhiculant l’honneur : l’œil droit (1 Samuel 11,2; Zacharie 11,17), la main droite… Ce langage imagé fusionne la pensée émotive et l’action.
Vivre de la Parole
Nous venons de vivre le jour de la saint Valentin. Les personnes involontairement esseulées y voient révélée la pauvreté de leur solitude, généralement supportable en temps normal. En proclamant l’évangile de ce dimanche, on saisira surtout que notre fête profane véhicule une contradiction.
En effet, notre conception post-moderne des choses affirme que l’amour rend inutile tout commandement. Depuis que le vocabulaire des droits et libertés de la personne a pris le relais de son ancêtre, la justice judéo-chrétienne, on s’imagine que toute indication limitative est un déni de droit. Le problème des commandements du Décalogue tournés vers l’autre réside justement dans leurs barrières nettes, exprimées dans leurs « ne... pas » à répétition.
Malgré les discours à la mode, le gros bon sens prouve que mes droits et libertés s’accompagnent bel et bien de frontières, celles des droits et libertés de mon vis-à-vis. Il est moins évident de nos jours que la survie de la personne dépende de la santé du groupe. Voilà une belle illustration de ce dicton : « le chemin des sources est toujours à contre-courant »!
Pour s’avérer réaliste, notre christianisme fleur bleue doit intégrer d’urgence une méditation sereine sur la profondeur des commandements. Les renforcements proposés par Jésus font des commandements des porteurs de valeurs fondamentales utiles pour nos temps troublés : le respect de la vie, la stabilité des cellules de base de la société, la valeur accordée à la parole donnée. On peut prétendre qu’il s’agit d’affaires d’enfants d’école, comme l’écrivait un jour un de mes étudiants. C’est faire preuve de bien peu de compétence dans le domaine névralgique des valeurs fondamentales de la vie adulte.
L’enjeu aujourd’hui n’est pas la propagation d’un modèle de fonctionnement social archaïque. C’est davantage et en priorité la base même de la vie sociale organisée. Encore et toujours, elle vise l’épanouissement de toutes les personnes, reflets du Tout-Autre. Bon voyage au-delà des frontières du moi, et bienvenue dans le monde des adultes dans la foi!
Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.
Source : Le Feuillet biblique, no 2651. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.