La Cène. Pierre Paul Rubens, circa 1632. Huile sur toile, 304 × 250 cm. Pinacothèque de Brera, Milan (Wikipedia).
Un amour qui révèle
Patrice Bergeron | 5e dimanche de Pâques (C) – 19 mai 2019
Introduction au discours d’adieu : Jean 13,31-33a.34-35
Les lectures : Actes 14,21b-27 ; Psaume 144 (145) ; Apocalypse 21,1-5a
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Les dernières paroles d’un proche décédé nous reviennent souvent à la mémoire après le départ de celui-ci, comme étant pénétrées d’une solennité particulière pour nous qui restons. Eh bien, cet exercice de mémoire posthume, c’est un peu ce que fait la liturgie en ce 5e dimanche de Pâques. Si, depuis Pâques, les évangiles dominicaux nous ont surtout raconté les rencontres des disciples avec le Ressuscité, nous imprégnant du ravissement pascal, l’évangile de ce dimanche nous fait faire un petit retour en arrière ! L’extrait, tiré de l’évangile selon Jean, nous ramène à la dernière cène, au soir précédent la mort de Jésus.
Une dernière cène pas comme les autres…
Est-il utile de rappeler que la dernière cène, s’étalant sur cinq chapitres (chapitres 13 à 17), occupe dans le quatrième évangile une place disproportionnée par rapport à celle que lui accordent les autres évangiles ? Ces cinq chapitres sont composés essentiellement de discours d’adieux de Jésus d’ailleurs inconnus des autres évangélistes. L’évangile de ce dimanche constitue un tout petit échantillon de ceux-ci.
Genre littéraire : discours testamentaire
Précisons encore mieux le genre littéraire qui parcourt l’ensemble de cette section originale de l’évangile de Jean : le discours testamentaire. Si nous trouvons dans la Bible quelques occurrences de ce genre littéraire [1], celui-ci est aussi présent dans la littérature juive apocryphe. Repérons quelques éléments du « pattern » de ce genre particulier. Un homme sur le point de mourir rassemble ses intimes, souvent au cours d’un dernier repas, et à cette occasion leur livre, sous forme de discours, son enseignement ultime, son héritage spirituel, l’exemple de sa vie et son désir de la conduite à tenir en son absence. Ces repas testamentaires peuvent même s’accompagner de gestes symboliques à répéter par ses proches pour mieux faire mémoire de celui qui doit mourir.
Avec le geste très symbolique offert en exemple du lavement des pieds de ses disciples [2], avec le don d’un commandement nouveau et les discours éclairant le sens de sa mort, difficile de ne pas reconnaître que l’évangéliste Jean coule dans ce moule du « discours testamentaire » les derniers moments intimes de Jésus avec ses disciples avant sa passion.
Sens de la mort de Jésus
Ayant probablement médité plus longtemps [3] sur le sens de l’événement pascal, la passion et la mort de Jésus revêtent, dans la théologie de l’évangéliste Jean, un sens tout à fait singulier. Plus précisément, le moment de la crucifixion de Jésus – qu’il nomme d’ailleurs « l’élévation du Fils de l’homme » - n’a plus le caractère infâme et scandaleux dont il fut investi historiquement [4]. Pour Jean, la croix devient le couronnement de la vie de Jésus, le moyen par lequel il sera « exalté », pourra retrouver sa demeure d’origine : la gloire du Père. Tout l’évangile de Jean tend vers cette « heure » de Jésus, heure de la croix et de l’exaltation-glorification de Jésus. À noter le choix éloquent des mots de l’évangéliste décrivant la mort de Jésus :
Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est accompli. » Puis, inclinant la tête, il remit l’esprit. (Jn 19,30)
Pour Jean, tout s’accomplit effectivement à cette heure de Jésus. Il joue sur le double-sens des mots pour mieux traduire sa théologie. Si l’expression « remettre l’esprit » peut bien signifier, historiquement, la mort de Jésus, elle signifie surtout, pour Jean, le don de l’Esprit aux disciples, don qui ne peut être que le fruit de la mort-résurrection-exaltation du Fils de l’homme!
La première partie de l’évangile de ce dimanche, où Jésus dévoile par avance à ses disciples l’issue glorieuse [5] de la passion qu’il s’apprête à traverser, témoigne de ce regard original de l’évangéliste. La lumière de la résurrection lui a fait dépasser le scandale de la croix, il en fait bénéficier ses lecteurs en posant sur la bouche de Jésus, à travers ces discours testamentaires, la « glorieuse » vérité qu’il a perçue.
Le commandement nouveau
De la conduite à tenir par ses disciples après son départ, Jésus donne le commandement nouveau de l’amour fraternel. Deux interrogations surgissent peut-être chez le lecteur de l’évangile à la réception de ce commandement du Maître. Celui-ci était-il bien nouveau à l’époque où Jésus le lègue à ses disciples? Et cet amour dont il est question, n’est-il réservé qu’aux sœurs et frères dans la foi ou s’agit-il d’un amour à portée plus universelle?
Si ce commandement est qualifié de nouveau par Jésus, sa nouveauté ne tient pas à l’inédit d’une consigne d’amour du prochain qu’on retrouve autant dans la Loi de Moïse (par exemple : Lv 19,18.34; Dt 10,19), que dans l’exhortation des prophètes du Premier Testament (par exemple sur le jeûne qui plaît à Dieu (Is 58,6-12).
Comme je vous ai aimés…
Sa nouveauté est de l’ordre de la fondation de cet amour unissant les disciples entre eux. Ce « comme » johannique n’est pas qu’une conjonction invitant à imiter le comportement philanthrope du Jésus historique [6], il est invitation pour les disciples à puiser à la même source intarissable que lui. Comme un arbre tire du sol où il est enraciné les éléments nutritifs dont il a besoin pour vivre et croître, le disciple plantera ses racines au cœur même de l’Amour théologal. Comme Jésus fut capable d’aimer jusqu’à l’extrême de l’amour (Jn 13,1) parce que profondément enraciné dans sa relation filiale, ainsi ses disciples trouveront-ils au sein même de cette source d’amour qui unit le Père à Jésus, le nutriment essentiel de l’amour fraternel.
… aimez-vous les uns les autres
Et qui sont « ces uns et ces autres » enjoints à l’amour mutuel ? À son dernier repas, les disciples sont les seuls interlocuteurs de Jésus à recevoir ce commandement nouveau. Il est vrai que, chez Jean, l’amour semble réservé aux frères dans la foi. Cet agapè devient le signe identitaire de la communauté des disciples de Jésus. Se pourrait-il que le commandement nouveau soit si exclusif, restreint, voire sectaire, alors que l’appel de Jésus à aimer (jusqu’à ses ennemis!) prend, dans les autres évangiles, des dimensions universelles et sans limites?
Je ne crois pas qu’il faille opposer les deux visions. Sans contredire Matthieu, Marc et Luc, Jean n’est pas l’évangéliste à dire ce que ses pairs ont déjà bien dit. Son évangile se distingue. Ici, par le discours testamentaire de Jésus, il rappelle simplement une autre dimension essentielle de l’être « disciple ».
À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples
Une communauté rayonnante d’amour fraternel qui puise sa communion au sein même de la Trinité deviendra un foyer attirant pour les gens de l’extérieur qui auront le goût de s’adjoindre à la communauté. Ainsi fondé, nourri, vécu et « montré » à tous les hommes, l’agapè entre frères et sœurs, loin d’être sectaire, devient au contraire missionnaire, car révélateur de la présence toujours actuelle de Jésus!
Détenteur d’une licence en Écritures Saintes auprès de l’Institut biblique pontifical de Rome, Patrice Bergeron est un prêtre du diocèse de Montréal, curé de paroisses et professeur de Bible à l’Institut de formation théologique de Montréal. Il collabore au Feuillet biblique depuis 2006.
[1] Notons entre autres Gn 49 (adieux de Jacob à ses fils) ; Dt 33,1-29 (adieux de Moïse) et Ac 20,17-38 (adieux de Paul aux anciens d’Éphèse à Milet).
[2]
Le geste du lavement des pieds ouvre en effet la dernière cène johannique (Jn 13,1-17).
[3]
Selon un consensus quasi unanime dans le monde biblique, on considère que l’évangile de Jean est le plus tardif de nos quatre évangiles canoniques.
[4]
On dénote, dans les premiers écrits du Nouveau Testament, une certaine gêne de l’Église primitive, dans ses visées missionnaires, à parler de la croix, tellement ce mode de châtiment était mal perçu dans l’Antiquité. On se contente souvent dans les credos les plus primitifs du Nouveau Testament de dire que Jésus est mort « pour nos péchés » (ex : 1 Co 15,3-5), sans nommer le mode de son exécution qui aurait pu être un handicap à l’évangélisation.
[5] À noter l’utilisation à quatre reprises en deux versets des termes « glorifié » ou « gloire ».
[6]
Même si cela n’est pas exclu.
Source : Le Feuillet biblique, no 2620. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.