Les disciples d’Emmaüs. Arcabas, 2006. Huile sur toile, 162 x 130 cm (OPM).
Une histoire de voyage, de cache-cache et de festin
Étienne Couture | dimanche de Pâques (C) – 21 avril 2019
L’apparition aux disciples d’Emmaüs : Luc 24, 13-35
Les lectures du jour : Actes des apôtres 10, 34a.37-43 ; Psaume 117 (118) ; Colossiens 3, 1-4; 1 Corinthiens 5, 6b-8 ; Jean 20, 1-9
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
La liturgie nous propose plusieurs passages de l’Écriture en cette fête de Pâques et tous sont un peu étonnants ; n’oublions pas qu’on y mentionne un ressuscité, ce qui devrait toujours nous étonner si on prend le temps de s’y arrêter.
Le texte de l’Évangile selon Luc (24,13-35), proposé pour la messe du soir, est particulièrement intéressant car il nous montre une scène quelque peu étrange et à la fois très incarnée. Si on voulait résumer le texte en quelques mots, on dirait : deux personnes partent de Jérusalem, rencontrent quelqu’un sur la route et s’arrêtent pour pique-niquer, puis décident de rebrousser chemin, bref, l’histoire banale de deux indécis qui aiment papoter en marchant. En revanche, la tradition nous a laissé quelque chose de beaucoup plus glorieux en donnant à nos deux voyageurs le titre heureux de « pèlerins »; du coup ça sonne beaucoup mieux, mais ça a toutefois pour effet de diminuer le contraste entre d’une part, des disciples qui marchent en s’interrogeant sur leur maître et d’autre part, ce maître qui marche avec eux, sans qu’ils le reconnaissent. Pour expliquer le décalage, il faut bien évidemment faire attention à ce troisième homme, Jésus, et c’est là que tout le texte se joue.
Tu es le seul…
Jésus apparaît tout simplement dans le texte au verset 15. Il vient se joindre aux deux autres qui marchaient et discutaient. Cependant, le récit est construit de manière à ce que seul le lecteur sache que cet homme, c’est Jésus. Les marcheurs ont des yeux qui les empêchent de le reconnaître (v. 16). Aussi quand Jésus questionne les marcheurs sur les évènements passés, il passe immédiatement pour quelqu’un d’un peu ignorant de la réalité. Le décalage entre les propos de l’homme et l’évènement de la mort de Jésus, – qui avait probablement fait grand bruit à Jérusalem, si on s’en tient au récit des évangiles –, semble pour le moins curieux. Même pour le lecteur, la chose paraît suspecte, car il commence à se demander où s’en va Jésus, au sens figuré comme au sens propre : n’oublions pas que, comme lecteur, on ne sait pas pourquoi Jésus voudrait quitter Jérusalem.
L’arroseur arrosé
S’ensuit une petite mise à jour sur le contexte de la mort de Jésus par nos deux voyageurs qui vont jusqu’à évoquer même la stupeur du matin de Pâques suite à l’annonce des femmes et le fait que le tombeau est vide. Jésus alors les fait entrer dans une nouvelle perspective pour les enseigner sur les Écritures. Il est amusant de remarquer que celui qu’ils estimaient peu informé semble passer d’ignorant à maître, et ils se taisent pour l’écouter.
Le seul donc qui n’aurait rien su des évènements se révèle au contraire comme celui qui en a les clefs de lecture. On imagine alors que la route fut longue puisque Jésus a eu le temps de passer en revue tout ce qui le concernait dans les Écritures, de Moïse aux prophètes, pour interpréter l’évènement de sa mort et ses suites (v. 27). C’est à ce moment-là que le lecteur peut se rendre compte de sa propre ignorance. Chacun peut se dire : Qu’est-ce que Jésus a bien pu expliquer ? N’aurait-on pas pu garder des traces de son homélie ? Il me semble justement qu’une des forces du texte est de nous faire comprendre que nous sommes aussi ignorants, mais qu’il est possible d’aller plus loin dans la compréhension du mystère, si on relit l’évènement à la lumière de la Parole de Dieu. Et puis finalement, pour ce qui est des traces de l’homélie du Christ, on en a le travail préparatoire puisqu’il est aussi le Verbe de Dieu, celui qui est là présent dans la Parole de Dieu. De toute façon, il y a une certaine ironie de penser que les disciples sont un peu gauches de ne pas reconnaître Jésus, alors que nous aussi, souvent, ne le voyons pas, malgré la proximité de sa parole.
Un repas improvisé
Voilà nos deux marcheurs arrivés à destination ; ils ne semblent pas être rassasiés de la présence de leur mystérieux troisième homme. Aussi le pressent-ils de rester avec eux et de partager un repas (vv. 28-30), question probablement de sustenter à la fois leur « cœur » et leur corps. Le comportement de Jésus peut nous paraitre étrange encore une fois, puisqu’il fait mine d’aller plus loin ; on sent en tous cas qu’il ne veut pas imposer sa présence. Autre fait intéressant, Jésus semble cette fois en position d’autorité lors du repas. En effet il rompt le pain alors qu’il n’est pas chez lui. Les deux hommes le laissent faire comme s’ils avaient compris son rôle de nourrir les autres. Ils se sont vraiment mis dans la position de disciples de cet homme qu’ils n’avaient pas reconnu jusqu’à maintenant.
Espérance et révélation
C’est au moment où Jésus rompt le pain qu’ils le reconnaissent, mais lui disparait. Consternation et étonnement encore pour nous lecteurs ; pourquoi Jésus agit-il de la sorte ? Peut-être pour montrer que Jésus va et vient à son gré, et surtout que dans la gloire de sa résurrection, il est toujours au-delà de ce qu’on peut comprendre de lui. Quoi qu’il en soit, cela ne semble pas déranger les deux compagnons. Aussitôt ils entrent en eux-mêmes pour reconnaître les sentiments qui les animaient pendant qu’ils écoutaient Jésus sur la route et qu’ils partageaient avec joie. On peut dire que le discours du Christ a renouvelé leur espérance malgré le tragique de la situation qui était la leur. Peut-être l’auteur de l’évangile veut-il également renvoyer son lecteur à cette espérance de la vie éternelle et bienheureuse rendue possible par la résurrection du Christ. La gloire que le Christ a mentionnée ne jaillit-elle pas sur ceux qui le suivent (v. 26) ? Ce moment de communion des disciples avec le Ressuscité ne serait-il pas déjà un avant-goût de la gloire et des noces de l’Agneau : Le salut la puissance la gloire à notre Dieu […] exultons, crions de joie et rendons-lui la gloire ! alléluia! Car elles sont venues les Noces de l’Agneau, Alléluia ! et pour lui son épouse a revêtu sa parure. Alléluia ! (Ap 19,1-7)
La fatigue, c’est pour les autres
La sensation du cœur qui brûle, la joie probable d’avoir fait la rencontre du Ressuscité pousse alors les disciples, – car ils se reconnaissent maintenant à nouveau comme tels –, à retourner à Jérusalem pour annoncer ce qu’ils ont vu. Cette démarche semble tellement naturelle que souvent on ne remarque même pas que les disciples avaient empêché auparavant Jésus de poursuivre sa route à cause de la nuit tombante. Eux par contre repartent vers Jérusalem qui ne leur apparaît plus uniquement comme le lieu du supplice, mais désormais comme celui de la gloire de la résurrection. Malgré la trentaine de kilomètres qui séparent Emmaüs de Jérusalem, – une distance raisonnable pour une journée de marche –, les deux disciples, sans hésitation aucune, repartent comme ils étaient venus et se rendent jusqu’à Jérusalem où ils ont la joie de partager avec d’autres disciples l’heureux avènement du Ressuscité présent dans leur vie. L’empressement des disciples me pousse à dire que désormais, ils vivent déjà la joie des noces éternelles. Je me plais à imaginer, en ce temps de Pâques, la fébrilité et la joyeuse exubérance des disciples lors de leur retour vers Jérusalem.
Étienne Couture est séminariste dans la communauté de l’Emmanuel pour le diocèse de Québec.
Source : Le Feuillet biblique, no 2616. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.