Le retour du fils prodigue. Bartolomé Estéban Murillo, circa 1670. Huile sur toile, 236 x 262 cm. National Gallery of Art, Washington (Pinterest).
Pour Dieu, qui sommes-nous?
Alain Faucher | 4e dimanche du Carême (C) – 31 mars 2019
La parabole du fils retrouvé : Luc 15, 1-3. 11-32
Les lectures : Josué 5, 10-12 ; Psaume 33 (34) ; 2 Corinthiens 5, 17-21
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
La saison du Carême nous invite à renouer avec notre identité profonde. Mieux qu’un agréable frémissement superficiel, cette démarche profonde s’accompagne d’une joie du cœur durable et constructive, car elle est fondée sur les comportements de Dieu à notre égard. Nommer notre appartenance ultime à Dieu nous ouvre sur l’éternité et sur l’infini.
À mi-chemin du parcours de Carême, les lectures bibliques de ce dimanche viennent alimenter ce processus et cette joie. À l’évidence, dans la célèbre parabole des deux fils, l’évangile met en lumière les largesses du Père éternel. Mais il y a aujourd’hui au menu plus que cette parabole bien connue. Les autres éléments du parcours biblique évoquent les effets des dons constants du Père éternel. Ainsi sont décrites l’autonomie des bénéficiaires dans la conduite de leur vie et dans leur activité de louange (première lecture et psaume), puis la réconciliation possible au-delà des péchés du passé (deuxième lecture et évangile).
Le dimanche répond avec sérieux à la question « Pour Dieu, qui sommes-nous? » La Bonne Nouvelle de ce dimanche est une prise de conscience fondamentale : Dieu nous croit dignes d’une insertion bienfaisante et féconde dans la famille de ses bien-aimés. Cette appartenance s’ouvre pour toute personne qui prend Dieu au sérieux.
Les lectures
Première lecture : Josué 5, 10-12
Aux portes de la Terre promise, le peuple hébreu vit les premières heures d’une phase nouvelle de son existence. La traversée du fleuve Jourdain est racontée comme un événement parallèle au grand passage de la mer des Roseaux. Cette nouvelle traversée rappelle la surprise du départ pour le désert, loin de la terre égyptienne d’esclavage.
Le premier geste collectif, après cette traversée, est un acte religieux fondateur. Le peuple hébreu célèbre le don de la liberté par Dieu. Cette Pâque vécue selon les règles révélées au désert débouche sur une nouvelle étape : l’autonomie alimentaire. Désormais, le peuple va se nourrir par son travail. Le don temporaire de Dieu, la manne, devient un souvenir en cette ère nouvelle d’autonomie. Jamais pains non levés et épis de céréales grillées n’ont eu si bon goût qu’au lendemain de cette première Pâque en terre promise! Le Peuple de Dieu n’est pas seulement libéré de l’esclavage. Il est désormais responsable de sa survie. Capable de célébrer les largesses de son divin bienfaiteur, ce peuple se voit transférer la responsabilité de sa propre existence.
Psaume 33 (34)
Ce psaume alphabétique évoque un épisode de la vie de David chargé de tension : « lorsque David changea son jugement sur Abimélek, que celui-ci le chassa et qu’il s’en alla ». Cette description du premier verset du psaume semble renvoyer à 1 Samuel 21,14, au moment où le nouvel environnement de David mettait en péril sa propre vie.
De nombreuses références au corps et aux gestes corporels émaillent le texte du psaume. Ces références ancrent dans le concret de la vie la joie des personnes qui acceptent de recevoir de la part de Dieu ce que la vie offre de meilleur.
« Je cherche le Seigneur : il me répond. » Qui prend Dieu au sérieux garde un pouvoir d’initiative. Bien sûr, Dieu donne à cause de sa propre décision. Il se laisse également influencer par ceux et celles qui s’inscrivent dans un lien constructif de dépendance avec lui.
Deuxième lecture : 2 Corinthiens 5, 17-21
Le lien profond avec Jésus Christ fait entrer la personne dans la nouveauté la plus désirable qui soit. Cet état différent trouve sa source dans la réconciliation voulue par Dieu.
En plus de ramener à zéro le compte des péchés, Dieu veut multiplier la réconciliation par l’intervention de ses porte-parole. La réconciliation avec Dieu est non seulement possible ; elle est désormais accessible.
Cette affirmation offre un pendant théologique aux fortes images développées dans la parabole de l’évangile. La deuxième lecture devient ainsi le pivot qui articule les données narratives fournies par la première lecture et l’évangile.
Évangile : Luc 15, 1-3. 11-32
Cette parabole n’a pratiquement plus besoin d’explication. Le récit de Jésus est devenu une icône du Carême. Sa représentation en image ou en peinture marque l’imaginaire chrétien depuis bien longtemps.
Le père de famille est le personnage central du récit. Bafoué par les prétentions de son plus jeune fils, il attend activement son retour. Il dépasse toutes les limites de la dignité proche-orientale dans ses manifestations de bonté. Son fils aîné a raison de s’étonner devant un tel déferlement de générosité. Selon les critères du temps, le père se déshonore et agit dans l’incohérence la plus complète!
Pourtant, le père a ses raisons d’agir ainsi. La réponse du père au fils aîné donne le ton de notre dimanche. Il faut porter une grande attention au verset 32 : « Il fallait bien festoyer et se réjouir : car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. » Au terme de notre parcours de lecture, cette déclaration du père de la parabole oriente notre regard vers la personne retrouvée. Même si la générosité appartient au père, le fils perdu et retrouvé est un personnage important : il est le déclencheur de la joie du père. Le fils aîné, morose et revendicateur, est également important dans l’équation. Il provoque la clarification véhiculée dans la déclaration du père. La mauvaise humeur du bon fils permet d’affirmer, en contraste, la joie profonde causée par le retour du frère dépravé. Le service quotidien parfaitement assumé est paradoxalement mis en valeur par les gestes extravagants du fils rebelle.
Une question importante
Nous nous posons souvent la question : « Qui est Dieu selon nous? » Au-delà de nos opinions, la Bible laisse entrevoir des réponses fondées sur des siècles d’expériences décapantes vécues par le peuple de Dieu. Ces réponses sont parfois bien différentes de celles que nous imaginons spontanément. Par exemple, dans la parabole de Jésus, Dieu ressemble à ce père trop bon, toujours accueillant, qui garde le cap sur sa générosité en dépit des protestations légitimes du bon fils qui n’a jamais dérogé de ses obligations.
Mais avons-nous pensé à inverser la question? À nous demander « pour Dieu, qui sommes-nous »? Des réponses émergent aujourd’hui avec force de la belle histoire mise dans la bouche de Jésus. En répondant à la question sur l’identité de Dieu, la Bible nous en apprend beaucoup sur notre propre identité telle que considérée par Dieu. Loin de nous limiter à connaître Dieu, la Bible nous permet de découvrir ce que nous sommes aux yeux de Dieu, collectivement bien sûr, mais aussi individuellement.
Savoir comment « les autres » nous perçoivent est certainement très important, ne serait-ce que pour ajuster notre comportement et rectifier des fausses impressions! Dans notre milieu de travail, il faut souvent se poser la question « Pour mon supérieur, pour mes collègues, qui suis-je? ». C’est une source d’information stratégique, essentielle pour ajuster la prestation de travail aux besoins et aux attentes du milieu.
Il en va de même dans notre famille. Tôt ou tard, dans notre histoire familiale, il faut assumer notre place par rapport aux autres membres de la famille. La question « Pour mes parents, pour mes frères et sœurs, qui suis-je? » peut conduire à des prises de conscience douloureuses. En même temps, la réponse à cette question nous aide à forger notre réaction devant les situations courantes comme devant les événements inattendus.
Somme toute, cette question est une condition de croissance vers l’autonomie et l’altérité. N’est-ce pas là une réflexion digne de cette saison du Carême? Une chance de renouer avec l’essentiel de notre identité de personnes baptisées, plongées dans la mort et la résurrection du Christ réconciliateur?
Les réponses de la Bible
« Pour Dieu, qui sommes-nous? » Comme les membres du peuple de Dieu de jadis, nous découvrons aujourd’hui qu’aux yeux de Dieu, nous sommes des gens voués à l’autonomie. Nous sommes les successeurs du peuple hébreu soudainement devenu libre, au-delà des entraves de l’esclavage en Égypte! La Bible nous a fait découvrir un équilibre bienvenu. D’un côté, il y a les pratiques religieuses qui entretiennent le lien avec Dieu notre libérateur. De l’autre côté, il y a le bonheur de diriger l’organisation de notre vie. Le petit récit agricole entendu dans la première lecture met en regard les gestes qui entretiennent la mémoire et les tâches qui nous permettent d’avoir bien en main la gouverne de notre quotidien. Il faut satisfaire nos besoins élémentaires et disposer du superflu qui ajoute de la beauté à la vie... Somme toute, pour Dieu, nous sommes convoqués à la continuité et à l’originalité, à la constance et à la rupture bienfaisante. Tout cela permet d’assumer toujours davantage notre potentiel!
Aux yeux de Dieu, nous sommes des gens réinsérés à jamais dans son réseau de communication amoureuse. Saint Paul nous qualifie en utilisant le terme « réconciliés ». En fait, saint Paul nous conduit au-delà de la finale de la parabole du père miséricordieux. Il nous décrit l’état final auquel nous sommes voués selon Dieu. Nous sommes déjà entrés dans la paix avec Dieu. Nous sommes en pleine saison de maturation. Nous portons déjà de bons fruits. Pour reprendre la dynamique de la parabole, nous pouvons affirmer que le fils aîné et le fils cadet ont trouvé désormais chacun leur place dans la vie de la famille, sans se déchirer et en s’appréciant mutuellement! Et cette saison de Carême, où nous prenons conscience des multiples dimensions de notre vie comme baptisés, nous laisse voir toute la portée pratique de cette réconciliation.
Il est fascinant de nous entendre dire qu’aux yeux de Dieu nous sommes réconciliés et réinsérés dans la famille de Dieu. Nous sommes voués à l’autonomie par notre dignité aux yeux de Dieu, car nous sommes réconciliés et réinsérés dans la famille de Dieu. Ces bribes de réponse à la question « Pour Dieu, qui sommes-nous? » donnent une couleur différente à notre quotidien. Parce que nous nous découvrons désirés par Dieu, attendus, réconciliés, réinsérés, nous savons davantage vers quelle bonne situation nous nous dirigeons au terme de nos journées, au terme de notre vie. Cette touche de certitude est bienvenue en ce quatrième dimanche de Carême centré sur la joie du cœur.
Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.
Source : Le Feuillet biblique, no 2613. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.