Le lavement des pieds. Arcabas (Jean-Marie Pirot). Huile sur toile, 65 x 81 cm. Polyptyque sur la passion et la résurrection.

La gloire d’un Dieu serviteur

Francine Robert Francine Robert | 29e dimanche du temps Ordinaire (B) – 21 octobre 2018

La demande de Jacques et de Jean : Marc 10, 35-45
Les lectures : Isaïe 53, 10-11 ; Psaume 32 (33) ; Hébreux 4, 14-16
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Si on s’en tient au texte découpé par la liturgie, nous sommes interpellés au plan de l’éthique des relations : vivre le service. Si on situe le récit dans le contexte de l’Évangile de Marc, nous sommes aussi interpellés sur nos manières d’imaginer Dieu, dont les pensées ne sont pas nos pensées, disait Jésus (Mc 8,33). Voyons comment ces deux interpellations sont reliées entre elles.

Dominer ou servir

Jacques et Jean, conscients de vouloir un privilège, introduisent leur demande à Jésus avec précaution. Ayant tout quitté pour le suivre, selon la parole de Pierre dimanche dernier (10,28-30), ils souhaitent partager sa gloire et occuper des places prestigieuses. En réalité, ils demandent à partager son pouvoir : l’expression « siéger à sa droite et sa gauche » désignait les plus hauts dignitaires qui assistent les rois et les empereurs. Ainsi proches du pouvoir, ils sont puissants et influents.

Jésus lui-même fait ce lien : vous le savez, les chefs des nations agissent en grands seigneurs, ils dominent les gens et font peser sur eux le poids de leur pouvoir. Quel réalisme socio-politique, valable encore aujourd’hui! Les jeux de pouvoir mènent le monde quand, pour certains chefs d’états ou d’entreprises, tout se résume à un rapport de force. Jésus sait bien qu’il n’y a pas de gens socialement puissants dans son groupe. Mais son avertissement à tous est clair : les désirs de pouvoir et d’influence suscitent la domination et vont corrompre les relations. « Il ne doit pas en être ainsi parmi vous! Pour devenir grand, on sera serviteur. Pour être le premier de tous, on sera l’esclave de tous ». La règle est paradoxale, car elle renverse complètement la perspective normale : les serviteurs et les esclaves sont toujours les derniers !

En redoublant l’image, Jésus insiste sur une façon radicalement différente d’exercer l’autorité et le leadership dans le groupe, et donc, pour Marc, dans l’Église. Et comme la double phrase ici répète un enseignement déjà donné aux disciples en 9,35, l’importance fondamentale de cette règle ecclésiale et relationnelle saute aux yeux. Pour l’appuyer davantage, Jésus se donne lui-même en exemple : je suis là pour servir, et non pour dominer et agir en grand seigneur. Lui que, pourtant, on appelle ‘Seigneur’. En latin Dominus, de la même famille que ‘dominer’.

On n’a aucune raison de penser que les disciples de Jésus n’avaient pas l’esprit de service, ni qu’ils étaient plus ambitieux ou orgueilleux que la plupart des gens. Pourquoi donc Jésus doit-il autant insister sur une règle éthique comme celle-là ? C’est ici que nous retrouvons les insistances particulières de l’Évangile de Marc : cette règle d’éthique relationnelle entre vous, leur dit Jésus, c’est aussi ma règle, et c’est celle de Dieu lui-même.

Vivre et agir à la manière de Dieu

Jésus vient d’annoncer sa passion une troisième fois. Cette annonce plus longue souligne les humiliations qui l’attendent : moqueries, crachats, flagellation (10,32-34). Il sera le dernier des derniers, aux antipodes de la gloire! Ces trois versets, en Marc, doivent faire partie de la lecture de ce dimanche. Ils nous font mesurer l’absurdité de la demande de Jacques et Jean, qui préfèrent penser plutôt aux bonnes parts de gloire à venir pour les compagnons d’un chef victorieux.

Ce contexte éclaire la première réponse de Jésus : ce que les disciples partageront, c’est la coupe de l’échec et du rejet, image reprise dans la prière d’agonie (14,36), et l’immersion (baptême) dans la mort avec lui (voir Rm 6,3-4). Quant à partager sa gloire, il n’aura même pas le pouvoir d’accorder cela.

On se souvient qu’à la première annonce de la passion, Pierre a réprimandé Jésus : il ne veut pas entendre parler d’un possible échec de celui qu’il vient d’appeler ‘le Messie’ (8,27-33). À la deuxième annonce, personne n’a envie de le questionner là-dessus. Ils s’inquiètent plutôt de leur propre grandeur (9,30-37). Après sa réponse sur l’appel à servir et l’accueil du petit, présenté comme figure de Jésus et de Dieu lui-même, ils veulent empêcher les enfants d’approcher Jésus! N’allons pas trop vite les accuser de stupidité ou d’inconscience. Marc construit ces chapitres de manière à faire comprendre aux lecteurs le cheminement difficile des disciples dans leurs perceptions de Jésus comme Messie, comme l’envoyé du Dieu Tout-Puissant.

Les disciples sont ici figure des croyants : ceux qui désignent Jésus comme Messie, Fils de Dieu, Ressuscité partageant la gloire de Dieu. Marc semble penser que nous sommes aveuglés par ces titres, comme Jacques et Jean peut-être restés dans la fascination aveuglante du Transfiguré (9,2-10), et désireux de partager sa gloire. Non pas que ces titres que la foi donne à Jésus soient faux, bien sûr, mais ils nous servent à oublier ce que sa vie et sa mort nous révèlent sur Dieu. Utiliser les bons titres pour désigner Jésus ne garantit pas la justesse de que ce qu’on dit vraiment avec ces titres. Tout dépend de ce qu’on y met, de comment on les comprend. Et notre façon de les comprendre est influencée par nos images de Dieu.

Quand Jésus annonce sa passion, il annonce ses options, son choix : il refuse de s’imposer à ceux qui le rejettent. Le mystère du Fils de Dieu est là, entier : le Dieu qu’il révèle ne s’impose pas, n’use pas de puissance, ne domine pas. Il ne ressemble en rien aux grands de ce monde qui entrent en rapports de force, contrairement à ce que notre imaginaire nous souffle souvent. Les moyens de Jésus s’alignent sur ce visage scandaleux de Dieu : il se fait serviteur, esclave de tous, et mourra comme un vaincu sans gloire. En le ressuscitant, Dieu confirme les choix de Jésus, il dit son accord avec la façon dont Jésus a témoigné de Lui.

Pour réaliser le projet de Dieu, Jésus devait refuser le pouvoir. Il révèle ainsi que Dieu lui-même est prêt à payer de sa propre personne le prix fort pour nous délivrer du dieu dominateur de notre imaginaire. La rançon n’est pas ‘payée’ à Dieu, pour le satisfaire et calmer son irritation envers nous. Elle est payée PAR Dieu qui, en Jésus, s’est vidé lui-même (Ph 2,6-8) pour nous ouvrir les yeux sur l’amour qu’Il nous porte. Car dans cet amour réside sa gloire. Tout comme jadis Dieu a racheté son peuple (en grec : a payé la rançon) pour le libérer de l’esclavage. (Ex 15,13 ; Dt 7,8 ; 15,15 ; Is 43,1 ; etc.) Alors faisons attention à ne pas comprendre la phrase sur la rançon dans la perspective du ‘Minuit chrétien’ ! Marc, comme Luc, ne s’intéresse pas à la valeur expiatoire de la mort de Jésus. [1]

La révélation sur Dieu éclaire autrement l’appel de Jésus à suivre le même chemin que lui, celui du renoncement au pouvoir et à la domination sur les autres. Si nous sommes interpellés à vivre l’éthique du service dans nos relations, ce n’est pas parce qu’il faut souffrir, mais parce que Dieu vit lui-même cette éthique avec nous. C’est pourquoi dans ces choix de vie se trouve la vie vécue en résonance avec Dieu : il gagne sa vie, celui qui la perd selon les règles du plus fort. Et elle gagne sa vie aussi, l’Église qui choisit la voie du service, qui refuse de dominer les gens au nom de ses projets, si élevés soient-ils (Mc 8,34-36).

Les disciples n’avaient pas « tout quitté » : il leur reste à quitter certaines images de Dieu et de Jésus qui les habitent encore. Si c’était difficile à admettre pour ces fidèles compagnons, on peut se demander en quoi ce peut être aussi difficile à admettre pour nous. Dans notre réponse se trouve l’interpellation que nous lancent ces textes.

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] La première lecture est choisie, malheureusement, pour orienter la compréhension dans ce sens. Mais Isaïe ne parle pas de rançon ni de rachat ici. Il réserve ces mots pour évoquer la délivrance, comme en 43,1-4 ; 44,22-24 ; 63,9 ; etc.

Source : Le Feuillet biblique, no 2590. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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