Un Carême baptismal
L'eau vive et le culte nouveau : Jean 4, 5-42
Autres lectures : Exode 17, 3-7; Psaume 94(95); Romains 5, 1-2.5-8
Le Carême de l’année liturgique A est traditionnellement qualifié de Carême « baptismal » ou « catéchuménal ». Pourquoi? Parce qu'aux messes des 3e, 4e et 5e dimanches, nous reviendront 3 textes majeurs de l'Évangile de Jean, soit l’épisode de la Samaritaine (Jn 4,5-42; ce 3e dimanche), celui de la guérison de l’aveugle-né (Jn 9,1-41; 4e dimanche) et celui de la résurrection de Lazare (Jn 11,1-45; 5e dimanche). L'introduction au Lectionnaire dominical décrit ces trois évangiles comme étant « les évangiles traditionnels de l'initiation chrétienne » et recommande même de les privilégier, peu importe l’année liturgique en cours, « là où il y a des catéchumènes » 1.
Un récit qui forme un tout
Le récit johannique de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine est assez long pour une proclamation dominicale, nous en convenons. Aussi, plusieurs pasteurs seront sûrement tentés, pour ne pas trop allonger la messe, de recourir à la lecture brève offerte en guise d’accommodement raisonnable par le Lectionnaire dominical. Pourtant, nous ne saurions qu’encourager la lecture intégrale de ce récit. Pourquoi? En raison de la façon même d’écrire de Jean. Jean construit ses dialogues comme on construit une pyramide, chacune des réparties des interlocuteurs s’appuie sur ce qui précède et évolue vers un sommet. Enlevez une pierre et c’est l’équilibre de la construction qui est mis en danger, retranchez des versets à ce texte qui forme un tout - comme le fait la lecture brève du Lectionnaire - et le récit perd de sa cohérence.
Le style de Jean
Ne soyons pas surpris lorsqu’on entend que l’évangéliste Jean construit un dialogue survenu lors d’une rencontre de Jésus dont personne n’a été témoin! Peut-être invente-t-il même cette rencontre de Jésus avec la Samaritaine, car après tout, aucun autre des évangélistes ne la raconte. C’est bien là le style de Jean. Son but n’est pas de nous mentir, ni de nous tromper, mais de mieux nous dire la vérité sur le mystère de Jésus. Et voyons de plus près comment Jean compose son récit avec des outils que lui fournit l’Ancien Testament.
Le puits des fiançailles
Pour qui a un peu de connaissances bibliques, le récit de la Samaritaine en rappelle étrangement d'autres de l'Ancien Testament. La rencontre d'un homme et d'une femme près d'un puits est un lieu commun de la Bible qui évoque la rencontre amoureuse qui conduit ordinairement à un mariage. Des mariages de « célébrités » de l'Ancien Testament auront un puits comme lieu de rencontre. Isaac (Gn 24), Jacob (Gn 29) et Moïse (Ex 2,15-22) trouveront épouse suite à une rencontre au bord d’un puits. En évoquant ce contexte vétéro-testamentaire, loin de nous l'idée d'inventer des liens maritaux à Jésus - d'autres auteurs de best-sellers sont meilleurs que nous pour cela! - mais ce thème des Noces, de l'alliance, n'est jamais bien loin lorsqu'on parle de la venue du Messie. Parce que c'est précisément un des buts de ce récit: nous faire découvrir l'identité profonde de Jésus (Messie, Fils de Dieu et Sauveur du monde) immiscée dans l'humanité bien incarnée de cet homme, fatigué et assoiffé, assis au bord du puits. Si l'arrière-fond de ce récit en est bel et bien un d'alliance, il s'agit sûrement d'un mariage d'un autre ordre, tel celui qui parcourt la prédication des prophètes de l'Ancien Testament, mariage qui sert d'allégorie pour parler de l'alliance que Dieu (l'Époux) veut nouer avec son peuple (l'épouse). Dans ce récit, Jésus prend la place de l'Époux, la place de Dieu, manière pour Jean de nous dire subtilement l'identité divine de l'homme Jésus. La Samaritaine, jouant ici le rôle de l'épouse, représente plus qu'elle-même, elle représente le peuple de Samarie appelé à entrer dans la nouvelle alliance en Jésus 2.
Le puits-rocher, don de Dieu
Mais, outre le symbolisme nuptial, le puits, dans l'imaginaire biblique, évoque un autre motif relié, celui-ci, à l'Exode. Le peuple de Dieu au désert, après la sortie d'Égypte, murmure contre Dieu et Moïse, car il craint de mourir de soif. Alors Dieu lui donne un puits, un rocher d'où sortira de l'eau. La première lecture de ce dimanche nous raconte d’ailleurs, à point nommé, l’épisode (Ex 17,3-7). Ce puits-rocher, disait-on, aurait voyagé et accompagné Israël pendant ses 40 ans de marche au désert. Or, les commentaires juifs des rabbins sur ces textes de l'Exode associaient ce puits à la Loi, à la Torah, don de Dieu 3 par excellence. Or c’est par la Torah, que Dieu a noué sa première alliance avec Israël.
À Nouvelle Alliance, Nouvelle Loi!
Mettons maintenant ces deux motifs symboliques ensemble pour comprendre ce que Jean veut nous dire de Jésus. Par cette mise en scène, sur le bord du puits, le décor messianique est planté: par sa venue, Jésus offre une nouvelle alliance d’amour à ce peuple de Samarie à qui le judaïsme de Jérusalem refusait l’entrée. Cette alliance se fera par l’accueil d’une nouvelle source, don de Dieu, qui coulera dans le cœur des croyants : le torrent intérieur de l’Esprit Saint étanchant définitivement toute soif, au lieu de l’observance d’une loi extérieure dont le juif, pour y avoir goûté, aura toujours soif 4.
Un cheminement de foi
Plus que le reportage pris sur le vif d'une conversation entre Jésus et une femme samaritaine, c'est le cheminement de foi, l'ouverture peu à peu à la foi de n'importe quel croyant qui est condensé dans cette conversation habilement construite par l'évangéliste. Une ouverture graduelle mais toujours plus grande à la lumière du mystère du Christ. Remarquez la progression des titres donnés à Jésus: au fil de la conversation entre Jésus et la Samaritaine se révélera, toujours s'approfondissant, l'identité de Jésus, allant de son humanité à sa divinité. Il est d'abord un homme fatigué donc bien incarné (v. 6), on apprendra qu'il est plus grand que notre père Jacob (v. 12), qu'il est un prophète (v. 19), qu'il est le Messie, celui qu'on appelle Christ (v. 26), qu'il est Dieu car, pour se révéler comme Messie, Jésus utilise la parole « Je suis » qui est le nom de Dieu dans la Bible, puis enfin, à la fin de l'épisode, les Samaritains lui donneront le titre plus universel de Sauveur du monde (v. 42). C'est une façon bien johannique d'écrire, de construire des dialogues qui permettent une révélation progressive de l'identité de Jésus.
Pour nous aujourd’hui…
On devient rarement croyant et disciple de Jésus en un seul instant d'illumination. La découverte de Jésus, pour la Samaritaine comme pour le croyant, se fait progressivement. L'adhésion à lui est une démarche qui demande du temps, démarche faite d'hésitations, de questionnements, de dialogues, de témoignages et d'expériences. C'est bien cette dynamique qu'on ressent tout au cours du récit de la Samaritaine, dynamique dans laquelle le croyant reconnaîtra ses propres aller-retour vers le Christ, jusqu'au jour où lui aussi, abandonnant la cruche de ses anciens puits, s'est ouvert aux sources vives de l'Esprit étanchant définitivement ses soifs les plus profondes.
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1 Introduction au Lectionnaire dominical, no 13. On comprend bien cette dernière recommandation puisque ces évangiles inspirent directement le texte liturgique des scrutins que doivent vivre les futurs baptisés de la nuit pascale, justement au cours de ces trois dimanches de Carême.
2 Ceux à qui le judaïsme officiel refusait l'entrée dans l'Alliance avec Dieu, sont au contraire conviés à entrer dans la Nouvelle Alliance en Jésus Christ, dans le culte nouveau « en esprit et en vérité ».
3 Remarquez comment Jean, dans l’épisode de la Samaritaine, joue avec le substantif don ou le verbe donner, versets 5, 7, 10, 14, 15. Cette insistance est voulue car le vocabulaire du don évoque, pour un juif, la Torah. Cette eau que Jésus promet serait nouveau don de Dieu, nouvelle Torah supérieure, qui étanche définitivement.
4 Pour dire la suprématie de la Loi nouvelle apportée par Jésus sur la Torah ou Sagesse de la première alliance, comparez Jn 4,13-14 et Sirac 24,21.
Source: Le Feuillet biblique, no 2266. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins
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