Vue aérienne de Tell Arad (Wikimedia).
Arad, au commencement de la cité
Claire Burkel | 1er février 2021
On ne parcourrait pas la Terre Sainte sur les pas de Jésus, si lui-même ne s’était inscrit dans une histoire, dans une géographie. Visiter le Tell Arad c’est entrer dans l’histoire par le début.
« L’ancienne Arad, première implantation au Bronze Ancien, témoigne de la naissance de la civilisation urbaine. Prendre la mesure de ce phénomène humain permet de comprendre où a vécu le peuple d’Israël et où est née la Bible. » Cette citation empruntée au père Jacques Briend, archéologue et exégète spécialiste de l’Ancien Testament, montre un des aspects des pèlerinages d’aujourd’hui. Si l’essentiel est bien de reconnaître les lieux de passage du Christ et des grands personnages de l’Ancien Testament, d’y prier à Bible ouverte, d’approfondir sa démarche spirituelle, il est bon de l’enrichir d’une juste connaissance des soubassements de l’histoire du peuple de Dieu dans les débuts de son chemin. La visite de Tell Arad dans le Néguev à 30 km au sud-est d’Hébron offre cette ouverture aux temps les plus anciens et une possibilité de réflexion sur ce que signifie « entrer en Terre promise ».
La salle du temple sud (photo © Ian Scott)
C’est grâce à une cuvette argileuse qui retient suffisamment les eaux de pluie et de ruissellement, justement là où elles sont rares, que s’est installée au Bronze Ancien (3250-2650), une ville de 10 ha qui pouvait abriter jusqu’à 5000 habitants. Cas rarissime d’un établissement ne bénéficiant pas d’une source. Les constructions, maisons à toit-terrasse, murailles et tours, sont en pierre locale, un calcaire facile à travailler, et en briques ainsi que deux temples et leurs annexes. La salle du temple sud est garnie de banquettes sur tout son périmètre intérieur. Prenait-on là des repas en union avec la divinité, ce que le peuple d’Israël a pratiqué lui aussi? Ce que nous appelons communion se prépare dans les mentalités de longue date. « Au lieu choisi par le Seigneur votre Dieu… vous mangerez en présence du Seigneur votre Dieu et vous vous réjouirez de tous vos travaux, vous et vos maisons. » (Dt 12,5-7) Au centre de la bourgade un puits collectait les eaux et l’ingéniosité de la population savait déjà diriger des canaux d’irrigation pour l’agriculture – production de blé, huile, pois, lentilles et vin – et les activités artisanales – principalement poterie à base de lœss et sable de la Arabah. La ville s’enrichissait aussi du commerce car sa position au carrefour des routes remontant du sud, longeant la mer Morte et partant vers l’Égypte ou l’Arabie, lui permettait de contrôler le transit du bitume, des parfums et épices, du sel et du cuivre des débuts de la métallurgie. Un ostracon au nom du pharaon Nemer (3185-3125) a été trouvé dans les strates de cette époque, témoignant de relations actives avec l’Égypte.
Le puits de collecte des eaux (photo © Mbœsch).
On peut faire ici lecture de l’épisode de la reconnaissance du pays par les fils d’Israël à peine sortis de la gangue égyptienne. Envoyés par Moïse quelques émissaires vont visiter le pays par le sud afin d’envisager leur possible entrée. Malgré les comptes-rendus enthousiastes de Caleb et Josué, le peuple ne se décide pas à pénétrer dans le pays promis et à cause de sa peur de l’inconnu devra subir 40 ans de maturation au désert (voir Nb 13-14). « Le roi d’Arad, le Cananéen habitant au Néguev apprit qu’Israël venait par la route d’Atarim [une montée bien connue]. Il attaqua Israël et lui fit des prisonniers. » (Nb 21,1-3)
Des tours et une portion du mur de la forteresse (Wikimedia).
Après l’Exode, l’installation
Après 1800 ans d’abandon la même ville est remodelée à l’époque cananéenne, la muraille d’enceinte épaissie, le puits collecteur enduit et l’aire cultuelle agrandie. La population est alors amalécite puis qénite qui pourrait avoir un lien avec la famille de Moïse. Leurs relations avec Israël sont toujours ambigües, parfois amicales, parfois conflictuelles. Au Xe siècle, époque israélite royale, la partie haute du site est jugée plus favorable. Une forteresse en quadrilatère de 50 m x 50 m avec un épais mur à casemates et 12 tours est édifiée sur la colline aplanie. Dans une partie de la ville on voit des maisons plus grandes. Serait-ce le palais du roi d’Arad battu par Josué et les Israélites mentionné en Jos 12,14? Distinct d’un quartier d’habitations et d’artisans, où l’on a retrouvé poteries et vases à parfums, prend place dans l’angle nord-ouest un sanctuaire barlong [1] où l’on entre par l’est, la niche sacrée étant à l’ouest. Les fouilles y ont mis au jour trois stèles, dont une soigneusement polie et peinte en rouge ; des banquettes pour déposer les offrandes, deux petits autels à encens enduits de plâtre et, en avant du modeste bâtiment dans une cour, un autel en pierres non-taillées selon la prescription d’Exode 20,25 : « Si tu me fais un autel de pierres, ne le fais pas en pierres taillées, car en le travaillant au ciseau tu le profanerais. »
Le palais sud de la cité cananéenne (photo © Sarah Murray)
L’ensemble fut détruit en 926 par le pharaon Shéshonq (945-924). Profitant de la rupture politique entre Nord et Sud à la succession de son gendre Salomon, mort en 931, qui contribua à affaiblir considérablement le Royaume du Sud, il chercha à s’emparer des villes du Néguev pour en contrôler le commerce. Sous les rois Asa, Josaphat puis Joram (910-841), la forteresse fut reconstruite avec remplissage des casemates : les murs atteignaient 4 m d’épaisseur ! Et les pentes furent transformées en glacis. « Restaurons ces villes dit Asa à Juda, entourons-les d’un mur, de tours, de portes et de barres, le pays est à notre disposition car nous avons cherché le Seigneur notre Dieu. » (2 Ch 14,6) Gardant le même plan intérieur, cette citadelle devenait une vraie forteresse. Durant cette période c’est le voisin oriental, Édom, qui s’affranchit de la domination de Juda (2 Ch 21,8-10). Les frontières du petit royaume se voyaient encore rétrécies. Enfin lorsque Nabuchodonosor l’Assyrien ravagera ce qui reste de Juda pour porter le siège à Jérusalem, il éliminera entre autres Ein Gaddi et Arad. « Il envoya sur Juda les bandes des Chaldéens, des Araméens, des Moabites et des Ammonites pour le détruire. » (2 R 24,2) Tous les anciens ennemis de Juda, plus ou moins mercenaires du grand roi de Babylone, participent au désastre. En son temps, la puissance romaine n’a pas fait grand cas de la ville et la plus récente mention se trouve dans l’Onomasticon d’Eusèbe, une source géographique importante du IVe siècle byzantin.
La porte ouest de la cité cananéenne (Wikimedia).
Entrons nous aussi dans l’enceinte d’Arad
Ce que voit aujourd’hui le pèlerin, c’est la ville cananéenne bien fouillée et très explicite de cette époque ancienne prébiblique ; et la ville haute en ses murs, avec une large porte simple flanquée de deux hautes tours. Un tunnel long de 24 m qui rejoint depuis cette éminence le puits cananéen de collecte des eaux en contrebas et un sanctuaire au nord-ouest qui se donne à comprendre du dessus, depuis une terrasse aménagée, et que l’on rejoint ensuite par un escalier. C’est le lieu pour lire les textes des réformes religieuses, la première initiée par Ézéchias (727-698) puis imposée par son petit-fils Josias (640-609). Ce dernier, traîtreusement assassiné à Megiddo, mena à son terme le long chemin pour passer du polythéisme à la foi au seul Seigneur Dieu d’Israël. Tous les prophètes depuis Élie au IXe siècle, avaient eu à cœur de purifier le pays de tous ses éléments idolâtres. « Vous démolirez leurs autels, vous briserez leurs stèles, vous couperez leurs pieux sacrés et vous brûlerez leurs idoles. Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu. » (Dt 7,5) Ce sont les mêmes mots que rapporteront les actes des rois Ézéchias et Josias en 2 Ch 32,12 et 2 R 18,4 : « C’est lui Ézéchias qui supprima les hauts-lieux, brisa les stèles, coupa les pieux sacrés et mit en pièces le serpent d’airain que Moïse avait fabriqué. » Précisons les termes : les autels sont les mêmes pour n’importe quelle divinité, mais celui d’Arad est cubique et on n’a pas retrouvé le dessus qui permettrait d’affirmer s’il était orné de quatre cornes comme celui de Beer Sheva. Les stèles, hautes de 50 cm à 1 m et souvent polies, ne sont pas elles-mêmes objets de vénération, mais servent à marquer la présence du Dieu. Il peut y en avoir plusieurs dans une même niche de temple, ce qui fut le cas à Arad. Les pieux sacrés ou ashéras sont des objets dressés eux aussi mais en l’honneur d’une déesse. Trouver deux stèles dans un sanctuaire peut signifier que l’on vénérait un couple divin. Le serpent d’airain renvoie à un épisode de l’Exode ; l’animal ambivalent, emprunté à Canaan et à Madian est utilisé par Moïse afin de guérir le peuple mordu par son péché (voir Nb 21,4-9). Cet épisode de 2 R 18 laisse entendre que l’exemplaire mosaïque avait été conservé. 2 Ch 29,3 – 31,21 abonde en détails sur le temple de Jérusalem.
La ville haute de l’époque royale (photo © Stanislao Lee / SBF)
Le sanctuaire d’Arad est un modèle réduit du bâtiment tripartite de Jérusalem : une cour abritant l’autel à sacrifices, une pièce et au fond le saint des saints 1,20 m x 1,20 m où furent trouvées les stèles. L’original est déposé au Musée d’Israël, mais la reconstitution in situ est très fidèle. Des inscriptions portant les noms des prêtres Pashur et Meremot ont été inventoriées. Tous deux faisant partie des juifs revenus de l’exil babylonien à la fin du VIe siècle, leurs noms nous sont connus par des listes (voir Esd 2,38 ; Ne 12,3 et Jr 20,1-6).
Que le pèlerin n’hésite pas à parcourir ces sites, qui, sans se référer à un événement vécu par le Christ ou partagé par une communauté chrétienne, fournissent un temps de préparation à la « montée à Jérusalem » comme l’a expérimentée le peuple. Les villes du désert sont riches d’enseignement historique et spirituel.
Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.
[1] Barlong est un terme architectural qui désigne un bâtiment dont le côté le plus long se présente de face.
Source : Terre Sainte magazine 664 (2019) 6-11 (reproduit avec autorisation).